C’est depuis le 19 juillet 2024 que l’on sait que Kaïs Saïed allait, pour la deuxième fois consécutive, briguer la magistrature suprême de la Tunisie. Face caméra, frondaisons de palmiers en arrière-plan -il se trouvait alors en déplacement à Borj el-Khadra, à la confluence saharienne avec l’Algérie et la Libye-, c’est le président tunisien sortant lui-même qui, sur le ton d’automate qui lui vaut parmi ses concitoyens le surnom de “Robocop”, avait fait profession de sa volonté de “poursuivre le combat dans la bataille de libération nationale”, comme il l’avait présenté.
Mais ce qui est, depuis ce moment, également un fait établi chez grand nombre d’observateurs, c’est que les Tunisiens allaient forcément de nouveau se retrouver à subir Kaïs Saïed à la tête de l’État pendant cinq autres années encore, tellement ce dernier a procédé, depuis son élection en 2019, à piper, de façon méthodique quoique grossière, les dés en sa faveur, et par là même a démonté tout l’héritage de la révolution du jasmin de janvier 2011 qui avait permis d’en finir avec le régime sécuritaire de Zine el-Abidine Ben Ali.
Et il faut dire que la suite a, au bout du compte, donné raison aux analyses: à moins d’un mois de la tenue du scrutin, prévu le 6 octobre 2024, l’ancien professeur de droit constitutionnel à la faculté des sciences juridiques et politiques de Tunis est quasiment assuré de rempiler, n’ayant à faire face qu’à des candidats de second rang en les personnes de Zouhair Maghzaoui, secrétaire général du Mouvement du peuple, un parti nationaliste arabe d’obédience nassérienne, et Ayachi Zammel, un ponte de l’industrie agroalimentaire tunisienne venu tardivement à la politique et président-fondateur depuis juin 2022 de Azimoun, une formation qui affiche un agenda libéral.
Les concurrents sérieux écartés
Les autres, ceux qui auraient peut-être pu en découdre avec lui, n’ont tout bonnement pas réussi à faire figurer leur noms dans les bulletins de votes, tantôt pour nombre insuffisant de parrainages -Ayachi Zammel, désormais accusé d’avoir falsifié une partie des parrainages qu’il revendique et arrêté pour ce motif ce 2 septembre 2024, pourrait lui-même se retrouver finalement hors course -, tantôt pour manque de garanties financières ou non respect des critères de nationalité, tantôt sur la base d’un casier judiciaire chargé: il en est notamment, sur ce dernier point, de l’avocate Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), aux arrêts depuis octobre 2023 à la prison civile des femmes de La Manouba après avoir été à l’initiative d’une série de recours à l’encontre de plusieurs décrets présidentiels taxés d’être antidémocratiques.
Le 29 août 2024, d’aucuns avaient, ceci dit, cru que Kaïs Saïed n’allaient pas pouvoir agir complètement à sa guise après que le tribunal administratif a autorisé trois candidats, au départ rejetés par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), à se présenter, mais c’était sans compter sur l’implacabilité du locataire du palais de Carthage, étant donné que l’ISIE a, en dernière instance, rejeté la décision dudit tribunal administratif au prétexte qu’elle ne lui avait pas été communiquée dans les 48 heures réglementaires.
Rabat et Tunis en froid
Parmi les candidats concernés figurait notamment Mondher Zenaidi, plusieurs fois ministre sous Zine el-Abidine Ben Ali (Transport, Commerce, Tourisme, Santé) et qui, selon le bruit qui courait, avait le plus de chances de venir à bout de Kaïs Saïed à la faveur de l’appui de l’opposition, mêlant aussi bien le côté nostalgique de l’ère prérévolutionnaire comme le PDL et islamistes d’Ennahda, dont on doit noter, soit dit en passant, qu’ils sont actuellement totalement neutralisés (rappelons que son ancien président et leader de toujours, Rached Ghannouchi, purge, depuis avril 2023, une peine de prison de quatre ans et demi).
Bien évidemment, une réélection de Kaïs Saïed n’est également pas sans conséquence, en ce qui nous concerne, pour le Maroc, puisqu’il est inutile de signaler ici que Rabat et Tunis sont en froid depuis août 2022 et l’audience présidentielle accordé au secrétaire général du mouvement séparatiste du Front Polisario, Brahim Ghali, en marge de la huitième Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique “TICAD 8”; depuis lors, les deux capitales ne disposent plus, fait éloquent, d’ambassadeurs de part et d’autre.
Certes, on a parlé, récemment, d’un réchauffement, surtout à la lumière des entretiens téléphoniques qu’a eus, le 28 août 2024, le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, avec son homologue Mohamed Ali Nafti -les deux hommes ont également échangé physiquement, ce 3 septembre 2024, au cours de leur participation à la réunion ministérielle du Forum sur la coopération sino-africaine à Pékin-, mais ces signaux, bien que positifs, résistent difficilement dans faits à la relation de clientélisme que lie depuis près de trois ans la Tunisie à son voisin algérien, dont certaines mauvaises langues vont jusqu’à dire qu’elle est devenue sa 59ème wilaya.
Proximité entre Alger et Tunis
Ainsi, c’est dans la foulée du prêt de 300 millions de dollars, consenti en décembre 2021 par la junte militaire algérienne dans un contexte de haute tension avec les instances financières internationales, Fonds monétaire international (FMI) en tête, que Kaïs Saïed avait viré sa cuti et était passé du champion de l’unité maghrébine qu’il était tout au long de sa campagne présidentielle de 2019 à un quasi nervis d’Alger, recueillant pleinement, au passage, son satisfecit (lors de ses entretiens de mars 2022 avec le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, avait confié que la Tunisie constituait, dans le contexte régional actuel, “l’exception (...) avec qui nous avons des relations très étroites et des similitudes dans de nombreux domaines”).
En dehors de l’accueil fait à Brahim Ghali, Kaïs Saïed a également, au cours des derniers mois, mis sa main dans celle du régime algérien pour son projet de Maghreb arabe sans le Maroc, officialisé par le biais d’une première réunion tenue à Tunis même le 22 avril 2024. Au fond, le choix de Kaïs Saïed d’officialiser sa candidature à partir de Borj el-Khadra, à quelques encablures du territoire algérien, en dit assez en soi, sans doute, sur la présente nature des choses, et il va sans dire que les espoirs demeurent, pour l’instant en tout cas, minces d’assister à des évolutions positives sur le plan maroco-tunisien, sinon des évolutions tout court, comme les Tunisiens sont assurément les premiers à pouvoir en témoigner...