Jean Zaganiaris : « Pascon et Khatibi ont raison de parler du Maroc comme d’une société composite »


Ecrivain, sociologue et enseignant de philosophie, Jean Zaganiaris a été l’auteur le 1 novembre 2023 d’un roman, “Le Sourire d’Antigone”, qui pose sur le tapis la question du patriarcat, à laquelle n’échappe la société marocaine dont il fait désormais pleinement partie maintenant que cela fait plus de deux décennies que ce Français d’origine est installé au Maroc.

Dans votre dernier roman, “Le sourire d’Antigone”, il est question d’une épouse qui se venge de son mari lors de son absence en se débarrassant de ses livres. Quelle charge émotionnelle peut contenir un ouvrage et pourquoi ce choix?
Ce roman navigue entre d’un côté la désillusion d’une femme de soixante-cinq ans qui prend conscience de l’insignifiance de sa vie, et de l’autre côté la violence d’une réaction menant à un apaisement... Cette désillusion est libératrice et montre une face du personnage principal qu’elle-même ignorait. C’est cette ambivalence qui donne le ton de ce roman. D’un côté il y a la douceur de cette femme, qui a toujours été compréhensive et tolérante vis-à-vis de son entourage, et de l’autre la violence de sa réaction face à une trahison, qui amène par la suite à un apaisement.

Peut-on dire que votre roman questionne la domination masculine?
Le patriarcat est au centre de mon roman. Le titre, “Le sourire d’Antigone”, n’est pas anodin et fait référence à la pièce de Sophocle évoquant la résistance d’une femme face au pouvoir autoritaire d’un homme. Le personnage principal, Sarah, vit depuis plus de trente ans avec un mari qui la méprise, la rabaisse, la trompe et l’empêche de faire ce qui lui plait. Le jour où il part rejoindre sa maîtresse, en jouant sur son statut de “professeur invité” dans une grande université, elle décide de rompre avec la violence physique et symbolique de cette domination masculine.

Quid de la place de la femme dans le couple, mais aussi dans la société de façon plus globale?
Dans le film “Chambre 212” de Christophe Honoré, cité dans mon roman, un des personnages dit que l’amour c’est tout sauf 2+2=4. Cette phrase m’avait beaucoup marqué. Elle veut dire que tomber amoureux, c’est tout sauf un acte rationnel, un calcul, un raisonnement logique devant amener à un résultat juste. Sarah a vécu sa relation de couple avec son mari, Créon, sur le mode du 2+2=4. Elle s’est mariée, a eu des enfants, un emploi stable, parce qu’elle se disait que c’était cela être un adulte responsable. A soixante-cinq ans, elle se rend compte que son mari a bousillé sa vie, que ses enfants vivent loin d’eux sans donner beaucoup de nouvelle et qu’elle n’est pas immortelle. Elle arrive au crépuscule de sa vie et se rend compte que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Alors, elle décide de profiter du temps qui reste, de mordre dans la pomme à pleines dents.

En toile de fond, “Le sourire d’Antigone” interroge, voire remet en cause, d’une certaine manière, l’institution familiale, n’est-ce pas?
Oui et non. Je ne m’inscris pas dans le registre du “Familles, je vous hais!” d’André Gide. Dans “Le sourire d’Antigone”, je parle d’un cas de figure où l’on voit le cadre familial s’effondrer. Sarah n’est pas heureuse avec son mari et va se séparer de lui. Ce sont des choses qui arrivent. Mais cela ne signifie pas qu’il faut essentialiser l’institution familiale comme intrinsèquement mauvaise. Dans mon précédent roman, “Dieu nous a créés éternels” (Orion, 2022), au contraire, la famille est présentée comme quelque chose d’important pour les protagonistes qui s’apprêtent à vivre un moment tragique.

Vous êtes philosophe et sociologue, pourquoi avez-vous opéré ce basculement vers l’écriture de la fiction ?
Pierre Bourdieu avait écrit quelque part: “Je déteste l’intellectuel qui est en moi”. Je pense qu’il y a quelque chose comme cela qui s’est passé aussi pour moi au milieu des années deux mille dix, dans un contexte où je voyais de plus en plus le côté obscur du monde universitaire dans lequel j’évoluais. La littérature était un peu comme une bouffée d’air pur dans un monde qui sentait le renfermé. De plus, elle a permis de décrire autrement le monde social et de se libérer du cadre très protocolaire des articles de recherche destinés aux revues à comité de lecture. La fiction permet paradoxalement de décrire autrement le réel, en ajoutant une part de sensibilité, d’humanité, de création et d’espoir quant à un monde meilleur.


Le livre est un objet central de votre dernier roman. Comment interpréter cela?
En arrière-plan du roman, il y a un regard sur le monde littéraire, le monde des livres et des écrivains. Pour se venger de ce que son mari lui a fait subir, Sarah décide de se débarrasser de tous ses livres. Et puis elle décide de se débarrasser aussi des siens, notamment de ceux d’un écrivain qui l’avait snobée lors d’un salon du livre et d’une autrice qui l’avait traitée de manière condescendante. En virant de différentes manières les trois mille livres stockés dans leur maison, Sarah tourne la page. Elle va enfin aller vers la vie, la sienne, et non plus vivre par procuration, en se perdant dans les histoires de ses bouquins.

Comment jugez-vous le développement de la place de la femme au Maroc et son émancipation ?
Les associations féminines organisent des actions remarquables, telles que le printemps de la dignité. Certaines féministes n’ont pas froid aux yeux et réclament même la dépénalisation des rapports sexuels hors mariage ou de l’homosexualité. D’autres luttent contre la pédophilie ou le viol conjugal. Les choses évoluent graduellement, par étapes. Mais ce seraient avant tout aux militantes féministes dans toute leur diversité de répondre à cette question.

La société marocaine est assez ouverte, libre et progressiste par rapport aux autres pays arabes. Quelle est votre lecture de cette singularité?
Les sociologues Paul Pascon et Abdelkebir Khatibi ont raison de parler du Maroc comme d’une société composite, où se côtoient des mentalités progressistes et des attitudes conservatrices. Lorsque je travaillais sur la littérature marocaine, j’ai pu remarquer une liberté de ton assez franche quant à la description des pratiques sociales ou de la vie politique. Des auteurs contemporains tels que Sonia Terrab, Abdelhak Najib, Ghita El Khayat, Omar Berrada, Mohamed Kohen ou Mokhtar Chaoui illustrent très bien cela.

La sexualité reste un sujet relativement tabou au Maroc. Qu’en pensez- vous?
Paradoxalement, dire que la sexualité est taboue, c’est déjà rompre le tabou puisqu’on en parle et qu’en en parlant on la montre ou on la fait exister au sein de l’espace public.

Quelle est, selon vous, la nature de l’influence de la littérature marocaine sur les représentations de genre, la sexualité et les rapports hommefemme?
Nombre de romans évoquent ces questions, en rendant compte de la complexité des pratiques sociales. Il y a aujourd’hui une volonté de rendre visible le rapport intime entre homme et femme dans la littérature. Je pense à “L’étreinte des chenilles” ou “Le Jour la nuit” de Ghizlaine Chraibi, “Entre tes mains” de Mamoun Lahbabi, “Clara” de Bouchra Boulouiz, “Les Hommes de l’ombre” de Mustapha Guiliz ou “Pérégrinations” de Nadia Ayoub.

Vous aimez le Maroc et enseignez la philosophie au lycée Descartes de Rabat. Vous êtes également un grand supporter du Fath de Rabat. D’où vous vient cet attachement au Maroc?
Il est lié à ma vie familiale. J’ai rencontré mon épouse au Maroc il y a vingt ans et le hasard de la vie a fait que nous sommes restés ici. Ma femme a été toujours été ma première lectrice et ce que j’écris lui doit beaucoup. Ensuite, il est lié à ma découverte des productions culturelles marocaines. Le fait de vivre et enseigner au Maroc m’a amené à lire des auteurs marocains, des auteurs vivant au Maroc et faisant partie de la vie culturelle marocaine, dont je parle régulièrement à mes élèves.

Dans mon prochain roman, racontant l’histoire d’un jeune lycéen tombant amoureux pour la première fois, mon personnage principal est un supporter du Fath de Rabat. C’est une équipe que je suis depuis 2009 et que j’ai voulu faire vivre dans mon travail d’écriture, notamment en racontant des scènes telles que la finale de la Ligue des champions de la CAF jouée au Complexe Prince-Moulay-Abdellah contre Sfax où l’on a entendu à un moment soixante mille supporters -dont moi- chanter “Sahra Maghribia.

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