Présenté par de nombreuses parties comme une initiative du premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, l’appui de l’État hébreu à l’intégrité territoriale du Royaume semble en vérité revêtir un aspect autrement stratégique. Et plus précisément militaire.
La formulation a, disons-le, plutôt été passée sous silence. Mais c’est là où se trouve sans doute tout le fond de l’affaire. Telle que révélée ce lundi 17 juillet 2023 par le cabinet royal, la lettre du premier ministre israélien Benjamin Netanyahou officialisant la reconnaissance de son pays de la souveraineté du Maroc sur son Sahara et annonçant l’ouverture d’un consulat dans la ville de Dakhla en parle comme d’une “décision de l’État d’Israël”. Et donc pas seulement celle du chef de l’Exécutif hébreu. Certes, rétorquera-t-on, il va de soi que c’est toujours au nom des États qu’ils représentent que leurs dirigeants s’expriment; au cours des trois dernières années, c’est en tant que président des États-Unis et président du gouvernement d’Espagne que Donald Trump et Pedro Sanchez avaient donné le la à M. Netanyahou en apportant leur soutien à l’intégrité territoriale du Maroc (en décembre 2020 et mars 2022, respectivement). Mais les choses n’avaient pas vraiment été dites de la même façon, et c’est sans doute important à souligner.
“Grande appréciation”
“Dire que c’est une décision de l’État d’Israël, cela implique, de fait, que celle-ci est consensuelle et qu’elle obéit donc à ce que l’on appelle communément la raison d’État,” nous indique un observateur averti, bien au fait des affaires diplomatiques régionales. “Mais c’est aussi un moyen de bien faire comprendre que l’on n’est pas dans le simple calcul d’épicier qui dépend des contingences du moment. C’est bien plus que cela.” Car à un moment où M. Netanyahou n’a jamais été aussi contesté -les différents sondages menés en Israël le donnent perdant au cas où des élections venaient à se tenir dans l’immédiat-, d’aucuns ont voulu, d’abord, y voir une initiative électoraliste, sachant que l’électorat conservateur qui fait son lit comprend des centaines de milliers de Maroco-Israéliens demeurés très attachés à leur pays d’origine et à ses intérêts supérieurs. Ce n’est pas à écarter totalement.
israélienne et américaine, en présence du chef
du gouvernement Saad Eddine El Othmani,
après la signature des accords d’Abraham.
Le 22 décembre 2020.
Accords de normalisation
À ce propos, l’invitation que lui a de nouveau réitérée le roi Mohammed VI, dans la lettre de “vifs remerciements” et de “grande appréciation” qu’il lui a adressé ce 19 juillet 2023, devrait, à l’évidence, faire ses affaires, lui qui fait des pieds et des mains depuis de nombreuses années pour se rendre au Maroc et ainsi pouvoir engranger un succès symbolique qui ferait date (lire notre article P. 18 et 19). En outre, il doit sans doute aussi espérer que Rabat accepte enfin de hausser le niveau des représentations diplomatiques bilatérales pour qu’au lieu de simples bureaux de liaison les deux pays se dotent d’ambassades en bonne et due forme.
On le sait, c’est un voeu que dès août 2021 avait formulé à haute voix le précédent ministre des Affaires étrangères israélien, Yaïr Lapid, et que son actuel successeur, Eli Cohen, semble également avoir repris à son compte. En cela, la diplomatie israélienne est, par ailleurs, soutenue par l’administration américaine présidée depuis janvier 2021 par Joe Biden, qui doit bien espérer pouvoir “faire de la récup’” à l’égard des accords de normalisation arabe signés avec Israël sous M. Trump, à savoir ceux dits “d’Abraham”, afin de pouvoir les additionner à son bilan à l’heure de le défendre en vue des présidentielles prévues en novembre 2024; de différentes sources diplomatiques, on avait ainsi appris que dans les mois ayant suivi l’élection de M. Biden, le coordinateur du conseil national de sécurité US pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Brett McGurk, avait pris l’attache du ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, afin de le pousser à transformer le bureau de liaison marocain inauguré en février 2021 à Tel-Aviv en ambassade.
Rôle clé
Mais ce serait donc réducteur de croire que la reconnaissance israélienne obéit à des considérations propres seulement à l’agenda de M. Netanyahou. Car si ce dernier avait, par le truchement de son ancien conseiller à la sécurité nationale, Meir Ben-Shabbat, joué un rôle clé dans les négociations s’étant ponctuées par la normalisation des relations bilatérales, il faut dire aussi qu’immédiatement après l’appareil d’État israélien a pris le relais, notamment via l’armée. D’une normalisation que beaucoup croyaient au départ qu’elle allait être seulement diplomatique, comme cela fut le cas dans la seconde moitié des années 1990 dans la foulée des accords d’Oslo, les choses ont ainsi rapidement commencé à prendre une tournure autrement stratégique, et, pour reprendre les mots d’un des nombreux interlocuteurs que nous avons consultés pour les besoins de cet article, “militaire”. “C’est une normalisation militaire,” nous assure-t-on.
Ainsi, moins d’un an après la signature à Rabat de l’accord tripartite incluant également les États-Unis qui avait acté la normalisation, et à l’occasion de la première visite officielle d’un ministre de la Défense israélien au Maroc, en l’occurrence Benny Gantz, en novembre 2021, un texte avait été paraphé avec l’Administration de la Défense nationale marocaine. À ce jour, on n’en a jamais su la teneur exacte, qui n’a même pas fuité dans les médias israéliens, pourtant connus pour compter de nombreux “insiders” dans le cénacle du pouvoir, mais on peut deviner qu’il a sans doute trait aux menaces communes encourues de part et d’autre, principalement celle de l’hydre iranienne et de sa multitude de proxies régionaux -qui comprend également de plus en plus désormais le mouvement séparatiste du Front Polisario-; et par conséquent, l’accord doit bien comporter un volet relatif à la défense mutuelle.
israélien de la Défense. Rabat, le 24 novembre 2021.
Menaces communes
En tout cas, on avait, dans la foulée, commencé à voir se multiplier les déplacements des responsables militaires, dont les plus emblématiques ont sans doute été celui du chef d’état-major de l’armée israélienne, Aviv Kochavi, en juillet 2022 au Maroc, suivi deux mois plus tard de celui de l’inspecteur général des Forces armées royales (FAR), El Farouk Belkhir, en Israël, en septembre 2022.
En même temps, les armées marocaine et israélienne participent régulièrement à des exercices militaires conjoints, dont ultimement celui d’African Lion, tenu en juin 2023 sous la supervision du Commandement des États-Unis pour l’Afrique “Africom” et dont certaines parties s’étaient d’ailleurs déroulées en plein Sahara marocain, plus précisément dans le sous-secteur de Mahbès. Mais le point dont on parle bien sûr le plus est celui de la vente d’armement israélien au Maroc; à ce niveau, il faut faire attention à la machine de propagande algérienne, qui semble vraisemblablement derrière par exemple les rumeurs de la soi-disant obtention par le Royaume du fameux “Dôme de fer”, le système de défense aérienne mobile utilisé contre notamment les frappes des mouvements palestiniens (comme quoi le Polisario ferait substantiellement face au même ennemi que ceux-ci), et malheureusement bien des médias marocains tombent rapidement dans le piège en reprenant l’information sans la moindre vérification.
Ceci étant dit, les FAR font bien désormais leurs emplettes auprès des fabricants israéliens, et on croit comprendre de la part de différentes sources jointes par nos soins que l’état-major marocain aurait dans l’idée de réserver une part non-négligeable des contrats prévus dans le cadre du “plan global et intégré” dévoilé en mai 2021 par le roi Mohammed VI au “made in Israël” (l’investissement total prévu par ce plan serait, selon ces mêmes sources, de l’ordre de 20 milliards de dollars).
Il s’agirait par exemple des drônes, dont on dit même que l’Isralien Elbit Systems ferait la production directe au Maroc dans les deux usines annoncés le 6 juin 2023 par le désormais ex-chargé d’affaires israélien, Shai Cohen, mais récemment on a également parlé des chars Merkava, dont les FAR devraient recevoir les séries Mark 2 et 3, produits depuis respectivement avril 1983 et décembre 1989. En tout état de cause, peut-on vraiment croire que les hauts gradés n’aient pas eu leur mot à dire sur la décision exprimée par M. Netanyahou? Ou qu’ils n’en soient peutêtre pas les véritables instigateurs? Ce ne doit, quoi qu’il en soit, pas être une simple coïncidence, insistent nos sources, que le jour même où ladite décision a été ébruitée, l’armée israélienne annonçait la nomination du colonel Sharon Itach en tant qu’attaché militaire à Rabat. De l’autre côté de l’oued Kiss, c’està- dire à Alger, la sécurité militaire doit bien évidemment suivre de près tous ces éléments et en avoir une conscience pleine.
et Rachid Talbi Alami, président de la chambre
des représentants. Rabat, le 9 juin 2023.
Relais diplomatiques
De la bouche d’un autoproclamé “faucon”, questionné en novembre 2021 par le quotidien français “L’Opinion”, on sait que la crainte existe au sein de la junte que les FAR ne profitent de la coopération avec Israël pour définitivement prendre le dessus au plan militaire, ce qui la pousserait à vouloir faire la guerre au Maroc dans les trois ans avant qu’il ne soit, à ses yeux, trop tard. Mais du côté marocain, il nous a été indiqué qu’on aurait déjà fait passer via des relais diplomatiques indirects, notamment arabes et occidentaux -à l’instar de la sous-secrétaire au contrôle des armements et à la sécurité internationale, Bonnie Jenkins, en visite en mars 2023 dans la voisine de l’Est- l’assurance que le Maroc a une doctrine militaire avant tout préventive et qu’au plus haut sommet de l’État, le souhait est que le Maghreb fasse en l’espèce l’économie d’un conflit fratricide n’étant aucunement de nature à profiter aux peuples de la région.
Reste la question finale de savoir si tout ceci profite vraiment diplomatiquement au Maroc. Pour ne pas se voiler la face, ce qui est en train de se faire actuellement n’est pas facile, d’autant qu’il faut beaucoup de largesse d’esprit, et surtout pas de préjugés, pour pouvoir vraiment appréhender la position marocaine: avoir des relations avec Israël, ce n’est pas du tout renoncer à la cause palestinienne, qui comme a à maintes reprises réitéré Mohammed VI, et ce dès l’annonce de la normalisation dans un appel qu’il avait alors eu avec le président palestinien Mahmoud Abbas, reste l’égale de celle du Sahara marocain pour Rabat. Car, faut-il le rappeler encore, cette cause n’implique plus depuis novembre 1988 et le changement de position opéré alors par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) une libération totale de la Palestine comme c’était encore la revendication des pays arabes au sommet de Khartoum (29 août-1er septembre 1967) qui avait directement suivi la “Naksa”, la défaite à la guerre des Six Jours (celui des trois “non”, non à la paix avec Israël, non à la reconnaissance d’Israël et non à toute négociation avec Israël). Ainsi, ce que les Palestiniens euxmêmes revendiquent, c’est de pouvoir coexister auprès des Israéliens dans les limites de leurs territoires qui incluent ceux qui sont actuellement occupés en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, et avec l’Est d’Al-Qods Acharif comme capitale. Ce qui implique… une existence d’Israël.
Ogives nucléaires
Et de toute façon, militairement parlant les pays arabes sont, il faut accepter de le concéder, incapable d’affronter l’armée israélienne, d’autant que c’est un secret de polichinelle qu’elle dispose d’ogives nucléaires. En revanche, on peut et on se doit, dans la limite de nos moyens, de dénoncer ce qu’il y a à l’être, comme ce fut le cas au tournant du mois de juillet 2023 pour les agressions israéliennes contre la ville de Jénine (qualifiées de telles par M. Bourita lors de la conférence de presse qu’il avait donnée le 4 juillet 2023 à Rabat aux côtés de son homologue omanais Badr al-Busaidi). Et c’est ce que la partie marocaine ne doit pas perdre de vue. Dans ce cas, les formulations dont elle ferait usage ne passeront, elles, sans doute pas du tout inaperçues.