Entretien avec Hicham Kasraoui, consultant en stratégie, expert à l’Institut Marocain d’Intelligence Stratégique (IMIS)

Hicham Kasraoui : "La liaison fixe signifie la prospérité de l’Europe et l’Afrique"

Le consultant et expert Hicham Kasraoui croit dur comme fer que le rapprochement politique et économique de l’axe Rabat-Madrid et le rayonnement africain du Royaume du Maroc ont permis d’avancer vers une convergence économique hispano-marocaine, traduite par la relance du projet de la liaison fixe.


Le projet de liaison fixe Maroc-Espagne, à travers le détroit de Gibraltar, est remis sur les rails. Une nouvelle série d’études est en cours pour actualiser les précédentes conclusions (tracé, format, dimensions, contraintes techniques et financement…). Où en est-on vraiment ?
Le projet de liaison fixe Maroc-Espagne connait, en effet, un nouvel élan depuis le récent rapprochement des deux royaumes, initié en mars 2022. Cet élan a été encore plus renforcé avec l’annonce de l’organisation conjointe du Maroc, de l’Espagne et du Portugal de la Coupe du Monde 2030. Cet évènement au rayonnement mondial, au-delà de sa dimension sportive, revêt une dimension de développement significative, notamment en termes de développement des grandes infrastructures.

C’est dans ce cadre que les gouvernements marocain et espagnol travaillent conjointement sur une feuille de route globale des infrastructures nécessaires à la bonne tenue de la CDM, dont le projet du tunnel de Gibraltar. À date, la principale avancée concrète sur ce projet est la réactivation des deux sociétés chargées des études (la SNED côté marocain et la SECEGSA côté espagnol) et l’allocation de nouveaux financements afin d’actualiser les études préliminaires et doter les deux gouvernements d’un dossier de décision complet pour éclairer les prochains arbitrages.

Quel est le schéma final qui a été validé pour ce projet ? Pourquoi, selon vous, a-t-il pris autant de retard et entrevoit-on actuellement une lueur d’espoir sur sa concrétisation ?
Le schéma final du projet et ses caractéristiques clés (voie routière vs voie ferrée, nombre de voies...) n’ont pas encore été stabilisés par les sociétés chargées des études. Comme dans la plupart des projets de cette échelle, plusieurs scénarios seront proposés aux responsables des deux pays. On en saura un peu plus lors du prochain Comité mixte hispano-marocain qui se tiendra fin mai ou début juin. Ce comité sera l’occasion de définir la feuille de route qui précisera les suites à donner aux études présentées.

Quant au retard accusé, cela s’explique par plusieurs facteurs. D’une part, il fallait réunir plusieurs conditions d’alignement politique, de convergence économique et de Momentum. Si l’alignement politique a été obtenu grâce au récent rapprochement de l’axe Rabat-Madrid, l’élan de développement socio-économique qu’a connu le Maroc et son rayonnement africain ainsi que l’entrée en vigueur de la Zone de libre-échange continentale (ZLECAF) et le développement soutenu des relations économiques hispano-marocaines ont permis d’avancer vers cette convergence économique.


Enfin, l’organisation conjointe de la CDM 2030 avec le Portugal a donné à ce projet le Momentum dont il avait besoin. D’autre part, les conditions techniques et financières de ce projet sont aussi déterminantes pour le choix du « timing » du projet. Or, la complexité géomécanique et hydromécanique du projet ne simplifie pas la tâche aux ingénieurs et les conditions financières de celui-ci en dépendent également. Il s’agit là d’un projet stratégique qui accorde un avantage économique et commercial significatif aux deux pays et par extension aux deux continents africain et européen. Si nous maintenons une dynamique aussi positive de coopération et de co-développement avec notre voisin du nord, ce projet aura de fortes chances de se concrétiser dès que les conditions technico-financières le permettront.

La dimension géopolitique de ce projet est fort présente. Sa concrétisation estelle une source d’inquiétude pour le voisin de l’Est, les Européens ou les autres puissances occidentales, les Etats-Unis en tête ?
Avant la dimension géopolitique, c’est surtout la dimension symbolique de ce projet qu’il faudrait rappeler : avoir une liaison fixe entre l’Afrique et l’Europe signifie que nous fixons enfin le regard que nous portons chacun sur l’autre, que nous considérons enfin que les prospérités des deux continents sont liées et que nous créons pour cela un nouveau véhicule de soutien à nos échanges humains, culturels et économiques. Une telle projection pourrait évidemment susciter des inquiétudes chez certains milieux européens craintifs d’une «route» qui amènerait des milliers de migrants africains en Europe.

Des craintes sans réel fondement au regard des résultats probants du Maroc et des efforts qu’il déploie pour sécuriser les enclaves de Ceuta et Melilla. Les autres partenaires du Royaume dont les États Unis ne peuvent voir dans ce projet qu’une confirmation de l’attractivité du Maroc et une consécration de son positionnement de plaque tournante commerciale entre l’Afrique, l’Europe, la Méditerranée et l’Atlantique. Un énième appel pour accélérer leurs investissements et les implantations de leurs entreprises au Maroc. Quant à notre voisin de l’Est, il demeure, quant à lui, libre de choisir de s’intégrer économiquement et commercialement à sa région et son environnement géoéconomique naturel, ou de renoncer à toutes ces opportunités de co-développement.

Quel est le grand bénéfice que le Maroc pourrait tirer de cette liaison fixe ?
Les bénéfices que le Maroc peut tirer de ce projet sont à lire dans un schéma global de tous les projets et initiatives géoéconomiques en cours de déploiement : le projet du gazoduc Nigéria-Maroc, l’entrée en vigueur de la ZLECAF, la structuration de l’espace Afro-atlantique, l’initiative royale pour l’accès des pays Sahel à l’Atlantique, la voie express Tiznit Dakhla et sa future extension aux frontières mauritaniennes, l’extension des lignes grande vitesse à Marrakech puis à Agadir, les liaisons électriques et énergétiques…

On voit que le Maroc se forge de son positionnement : se transformer en une plateforme commerciale et industrielle compétitive et décarbonée de premier plan à l’échelle mondiale. Précisément, cette liaison fixe viendrait contribuer à baisser les coûts et les délais de transit des marchandises entre les deux continents, faciliter les échanges culturels et le transport des personnes (touristes, hommes et femmes d’affaires, commerçants, travailleurs saisonniers, étudiants) et encourager les petites et moyennes entreprises marocaines (PME, TPE...) à franchir le pas de l’export. Cela aura comme conséquence une meilleure attractivité des IDE, un coup de boost pour l’activité des entreprises marocaines qui s’internationalisent ou qui s’agrafent aux chaines de valeur mondiales et régionales et des dizaines de milliers d’emplois.

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