"Ce gouvernement n'a de logique que celle d'abdiquer face aux institutions financières internationales"

Interview de Nabila Mounib, Secrétaire générale du Parti socialiste unifié (PSU)

Nabila Mounib, Secrétaire générale du Parti socialiste unifié (PSU), se livre à coeur ouvert à Maroc Hebdo. Gestion de la crise du Covid-19, détenus d’opinion, fragilité du gouvernement, hausse de la pauvreté, elle n’esquive aucun sujet.

Pensez-vous que la gestion de la crise du Covid-19 a été optimale?
Il faut savoir que cette crise du Covid-19 reste une crise sans précédent qui a touché plusieurs pays. Elle n’est pas seulement sanitaire, mais également économique et humaine et pose des questions fondamentales quant à l’avenir de l’humain et de son environnement. C’est ainsi que les pays touchés par cette pandémie, quel que soit leur état de développement, se sont trouvés incapables de maîtriser la situation. Il est important de rappeler que les politiques néolibérales qui recommandent aux États de privatiser leurs services sociaux et de réduire les budgets alloués à la santé et à l’éducation publiques ont entraîné le recul du rôle de l’État et donc la dégradation du système éducatif et de santé publique et nous nous sommes donc retrouvés face à un système de santé publique défaillant, un manque en personnel soignant et moins de chercheurs et de médecins spécialisés.

La Recherche scientifique mise au service de la santé des humains a été négligée, tandis que l’industrie pharmaceutique a été orientée vers les produits de seconde nécessitée, qui génèrent d’importantes marges de profit, au lieu de produire les médicaments indispensables pour lutter contre les grandes pandémies surtout que celles-ci étaient annoncées par certains rapports. Depuis plusieurs années, on savait, selon des études scientifiques sérieuses, que le réchauffement climatique et la perturbation de l’écosystème, d’origine humaine, allaient déclencher des pandémies auxquelles le monde devait se préparer.

Et pour le Maroc?
Le Maroc, non plus, n’était pas prêt. Les choix opérés dans le système éducatif et de santé ont mis notre pays dans une situation alarmante. Nous ne disposons pas d’un système de santé public capable de garantir l’accès aux soins pour la majorité des Marocains. Nous n’avons pas réalisé jusqu’à présent ce qu’on pourrait appeler une régionalisation de la santé. C’est-àdire équiper toutes les régions de grands hôpitaux, de centres hospitaliers universitaires, de facultés de médecine et de centres de recherche. Le manque en personnel soignant est estimé à environ 100.000 médecins, infirmiers, aides soignants... Donc, la première crainte, c’était de voir la pandémie se répandre rapidement, ce qui allait nous mener au devant d’une crise sanitaire et humanitaire sans précédent.

Pensez-vous, alors, que la réaction du gouvernement à la pandémie a été rapide?
Pour moi, le gouvernement a essayé de tirer les leçons des pays ayant été touchés avant nous. Le gouvernement a pris comme première mesure l’imposition du confinement assez tôt pour stopper la propagation rapide du Covid- 19. Ce qui est positif. Par la suite, le gouvernement a voulu s’attaquer à d’autres problèmes qui se sont posés, mais sans que cela ne rentre dans une véritable stratégie, loin de l’improvisation qui sévit encore.

En premier lieu, comment espérer réussir ce confinement avec plus de 10 millions de Marocains qui vivent sous le seuil de la pauvreté, autant de Marocains qui travaillent dans le secteur informel et qui sont obligés de travailler au jour le jour pour gagner de quoi vivre? La mise en place d’un Fonds spécial pour apporter une aide financière aux familles les plus pauvres et à ceux qui ont perdu leur emploi pour les encourager à rester chez eux, a créé beaucoup d’attentes et de frustrations chez ceux qui n’ont pas pu en profiter, surtout au niveau des campagnes. On a certes recensé 4,3 millions de familles marocaines qui bénéficient de ces aides, ce qui veut dire que le Maroc compte plus de 20 millions de Marocains qui sont sous ou au niveau du seuil de la pauvreté, ce qui nécessite un Plan National de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion de celles et ceux qui vivent dans la précarité.

Ceci constitue l’une des plus importantes problématiques à laquelle il faudrait trouver une solution après la fin de la pandémie, pour maintenir la cohésion sociale. Par la suite, le Maroc a fermé toutes ses frontières pour éviter de nouvelles vagues de contamination par le Covid-19. S’ajoute à cela la fermeture des écoles et la mise en place de l’enseignement à distance ainsi que l’installation d’hôpitaux militaires dans certaines régions.

Que reprochez-vous au gouvernement dans la gestion de cette crise sanitaire? Ce qu’on pourrait lui reprocher, c’est que notre pays était dans un état qui ne le prédisposait pas à faire face à cette pandémie avec tous les moyens qu’il

aurait fallu avoir mis en place. A savoir lutter contre les inégalités sociales et régionales, par le développement de services publics de qualité à savoir un système éducatif et de santé efficient dans toutes les régions au lieu d’encourager la baisse des budgets alloués et la réduction des effectifs que se soit en personnel soignant ou administratif. Ainsi lorsqu’on a fermé les écoles, les enfants des pauvres ne pouvaient pas suivre l’enseignement à distance car ils n’étaient pas outillés: ni ordinateur à leur disposition, ni connexion, ni espace adéquat.. Dans ces conditions, fermer les écoles va accentuer davantage les inégalités sociales sachant que l’école demeure le moyen le plus sûr pour garantir une certaine égalité des chances. Par ailleurs, le retard pris pour assurer les équipements de base pour protéger le personnel soignant et assurer un environnement de travail correct a fait que malheureusement beaucoup de médecins et de soignants ont été contaminés et certains sont décédés, ce qui est fort regrettable. Il a été constaté que malgré l’aide apportée par l’État, beaucoup de gens continuaient à sortir, ce qui fait que le confinement n’était pas totalement respecté et nombreux sont ceux qui ont le RAMED, mais n’ont rien reçu aucune aide.

Il est vrai que l’économie tourne au ralenti et annonce une grave crise à venir. Le Tourisme est à l’arrêt de même que les investissements directs étrangers ont reculé, ainsi que l’apport en devises des Marocains résidents à l’étranger, le commerce extérieur et l’arrêt de nombreux secteurs d’activité, les petits commerçants, les auto-entrepreneurs, les agriculteurs qui font en plus face à la sècheresse. Certes près de 900.000 travailleurs déclarés à la CNSS ont obtenu une aide financière. Ils sont en arrêt temporaire d’activité, ne savent pas s’ils vont reprendre leur travail, avant ou après la fin de la pandémie ou jamais. Il est à noter que durant cette période il y a eu beaucoup de licenciements abusifs et que cette crise a provoqué l’arrêt de 62% des entreprises marocaines. Ce qui est très grave et nécessite la préparation de solutions à court et moyen termes pour préserver les emplois.

Mais, pour les autorités, la santé des Marocains passe avant l’économie…
Oui, il est vrai que l’important, c’est de sauver l’humain, c’est de soigner les gens, circonscrire la pandémie et trouver les moyens pour la stopper. Mais il faut également penser à redémarrer l’économie et que cette dernière soit liée au souci de réduire les inégalités sociales, de créer des emplois pour les jeunes et de réfléchir à un nouveau rôle d‘État social capable de garantir la redistribution des richesses, de rendre effectif le droit à l’enseignement et à la santé. Un État démocratique capable de garantir la dignité et l’égalité pour tous ses citoyens et toutes ses citoyennes au niveau de l’ensemble de ses régions Avec cette pandémie, le Maroc a connu une vague de solidarité de la part des marocains, qui ont voulu contribuer au Fonds dédié à la lutte contre les effets liés à la pandémie, qui se sont mis en réseaux pour parer au plus urgent vis-à-vis des voisins nécessiteux et des pauvres. Les enseignants ont fourni un important effort pour poursuivre leur enseignement à distance.

Tout un climat que l’on pourrait exploiter pour renforcer la confiance perdue entre la société et ses institutions, notamment le gouvernement. Mais, il y a un besoin urgent pour une ouverture politique et, pour la mettre en place, la solution nous la leur avons proposée, mais leur logique leur dicte exactement le contraire.

Qu’avez-vous demandé au gouvernement?
Nous avons demandé, avec d’autres acteurs de la société civile, de libérer les prisonniers politiques et d’opinion, dont ceux du Rif, parce que les Marocains ne comprennent pas la situation de ces jeunes Rifains condamnés à 20 ans de prison pour le simple fait d’avoir réclamé des hôpitaux et des écoles dont on a vraiment besoin aujourd’hui et qui nous font défaut. Il y a eu une grâce royale qui a libéré plus de 5.000 prisonniers délinquants alors que les détenus du Rif et les prisonniers d’opinion n’ont pas bénéficié de cette grâce. Alors même que l’Observatoire mondial des prisons avait demandé de libérer les prisonniers mineurs vu l’état de promiscuité et l’insalubrité dans les prisons marocaines afin d’éviter la propagation du Covid-19. Cela n’a pas été fait, ce qui nous a valu le rapport réalisé par la présidente de la haute instance onusienne des droits humains, Michelle Bachelet, qui cite le Maroc parmi les pays invités par ce rapport à ne pas se servir des dispositions prises contre la propagation de la pandémie pour museler les opposants et restreindre les libertés publiques.

Le gouvernement a réagi à ce rapport en disant que les arrestations dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire se passent dans le respect de la dignité humaine…
L’interpellation de milliers de Marocains n’ayant pas respecté le confinement a entraîné des interventions musclées qui n’avaient pas lieu d’être. En même temps, le dernier projet de loi 22-20 adopté «en douce» en conseil du gouvernement, le 19 mars 2020, a pu être révélé au grand public grâce aux réseaux sociaux allait occasionner un véritable démantèlement de la liberté d’expression et d’opinion. Les Marocains avaient réclamé des bavettes pour se protéger contre la pandémie, ils ont failli se voir étouffer par ce fameux projet-loi, qui constitue un vraie muselière des libertés d’opinion et d’expression. Or, sans ces libertés, on ne peut pas espérer avancer vers la construction de l’État de droit garant des droits, des libertés et de l’égalité, alors même qu’un nouveau monde est à reconstruire, tenant compte de toutes les leçons de cette pandémie mondiale, qui peut se reproduire. On pense tous à un autre monde plus juste où il y aurait moins d’inégalités, moins de pauvreté et plus de libertés. Mais ce gouvernement semble aller à contre-courant de cet espoir, et tous les partis politiques composant ce gouvernement ont une part de responsabilité.

Pensez-vous que ce texte sera retiré?
Pour le moment, un simple report de son examen a été annoncé, mais je pense qu’il sera présenté sous une forme remodelée avec toujours le même contenu liberticide pour protéger les grosses entreprises marocaines, leur permettre de s’enrichir et appauvrir encore plus les pauvres. Alors même que le monde connaît une vague de développement de l’intelligence artificielle, de progrès technologique et de moyens de communication, le gouvernement veut interdire aux Marocains de communiquer et de s’exprimer librement sur les réseaux sociaux et sur les plateformes numériques mises aujourd’hui à leur disposition. Comment pouvez-vous interpréter ceci? Sinon un retour de l’autoritarisme et un recul des acquis sur le plan des libertés notamment d’expression et d’opinion, et une résistance au changement et au développement des libertés dans notre pays?

Quels sont les autres reproches à faire au gouvernement?
A mon sens, le gouvernement a essayé de protéger les siens parce qu’il y a des circulaires qui passent pour augmenter les salaires des hauts fonctionnaires. Il y a également une aide octroyée aux écoles privées, ce qui n’est pas normal en ces temps de crise où la priorité est aux malades et aux plus démunis. Nous estimons que les écoles privées ne sont pas la priorité. La priorité aujourd’hui est à donner à l’équipement des hôpitaux, à la protection des soignants et à l’aide à apporter aux patients malades, aux pauvres et aux veuves. Il faut recenser tous ceux qui sont dans le besoin, les pauvres et les travailleurs du secteur informel, on aurait pu avoir des listes bien ficelées et apporter l’aide partout où elle est nécessaire. Or, les habitants des campagnes et montagnes n’ont reçu aucune aide alors qu’ils traversent une période de sécheresse très grave. Les Marocains doivent faire face à plusieurs crises: une crise agricole, une crise écologique et environnementale, une crise pandémique et une récession économique, auxquelles s’ajoute l’amateurisme de ce gouvernement.

Pensez-vous que ce gouvernement a mal géré le dossier des Marocains bloqués à l’étranger?
C’est un problème très grave car beaucoup de nos compatriotes à l’étranger se sentent aujourd’hui orphelins. Tous les pays, y compris, la Mauritanie, l’Egypte, ont pu rapatrier leurs ressortissants sauf le nôtre. Un État se doit de protéger ses citoyens et de les valoriser. Or, le Maroc a délibérément lâché ses citoyens bloqués à l’étranger et l’aide octroyée n’a profité qu’à 25% d’entre eux. Par ailleurs, des milliers de Marocains possédant la double nationalité ou résidant à l’étranger sont restés bloqués au Maroc, séparés de leurs familles restées à l’étranger, alors que le gouvernement devrait organiser leur retour et mettre fin à leur souffrance. Le cas des Marocains bloqués à la frontière de Sebta et Mellilia demeure le plus grave, car pour eux le retour paraissait plus simple, mais pas pour ce gouvernement.

Craignez-vous que les couches sociales défavorisées vont davantage payer les pots cassés de cette crise?
On avait demandé à ce que le gouvernement distribue au moins 2.000 dirhams par famille et qu’il oeuvre à toucher tous les démunis. L’aide de 800 ou 1.000 dirhams reste faible pour des gens qui gagnaient beaucoup plus en tant que vendeurs ambulants. Ces gens se trouvent dans une situation de survie et il faudrait penser à assurer un revenu minimum de manière continue pour préserver la paix sociale. La question relative à la recherche de fonds pour financer l’aide a été vite trouvée par le gouvernement, qui s’est autorisé à effectuer des prélèvements sur les salaires sans concertation avec les fonctionnaires, qui par ailleurs se sont toujours montrés prêts à contribuer à l’effort de solidarité nationale. Le gouvernement a également bloqué l’avancement ou la promotion de plusieurs cadres, notamment dans l’enseignement.

Les attentes sont aujourd’hui plus importantes que celles qui ont été exprimées soit par le Hirak du Rif, par le Hirak de Jerada ou encore par le Hirak de Zagora et ce sont les couches les plus démunies qui payent et qui vont payer. Mais cette approche d’aller chercher le financement dans les poches des fonctionnaires, au lieu d’imposer les revenus élevés et les capitaux, risque de créer un climat de tension qui peut dégénérer. Il faut penser à tous ceux à qui on a apporté de l’aide, il faut un plan d’urgence pour sortir ces 20 millions de Marocains qui sont au seuil de la pauvreté de leur situation précaire, intégrer le secteur informel et créer des emplois, former les jeunes et les encourager à créer leurs propres entreprises. En mettant en place un système d’égalité des chances, dans le cadre d’une régionalisation solidaire et efficace qui mette en avant les jeunes élites locales en tant que vecteurs de développement et combattre toute sorte corruption qui gangrène le système.

Vous avez parlé plus haut des écoles privées qui ont reçu des aides publiques. Pensez-vous que l’enquête parlementaire à laquelle vous avez appelé va aboutir?
Pour avoir tous les éléments de cette histoire, il faut ouvrir une enquête parlementaire. J’ai posé la question au Chef du gouvernement qui, pour justifier ces aides, m’a répondu que 90% des parents d’élèves n’avaient pas payé les frais de scolarité. Mais il a été contredit par certains responsables gouvernementaux qui reconnaissent avoir relevé des abus dans les déclarations par ces écoles de leurs employés pour bénéficier de l’indemnité forfaitaire de la CNSS alors qu’elles ont perçu les frais de scolarité. L’octroi des aides publiques directes ou indirectes aux écoles privées ne devrait pas être la priorité du gouvernement, la priorité devrait être celle de développer l’école publique, égalitaire et performante.

Avez-vous une idée chiffrée sur les pertes réelles de l’économie marocaine suite à la crise actuelle? Et pensez-vous que le gouvernement aurait pu en minimiser les effets?
Le Maroc va vivre, bien sûr, une récession économique colossale. Nous sommes un pays qui a une dette publique considérable qui s’élevait, avant la pandémie, à 73% du PIB marocain. Je pense que, demain, avec un gouvernement tel que le nôtre, ça va être encore le choix de l’endettement. L’endettement va augmenter et avec lui notre dépendance, alors qu’aujourd’hui, il y a un mouvement de par le monde pour demander l’annulation de la dette et dans lequel nous devons nous investir. Il faut également arrêter la politique de privatisation dont l’un des exemples emblématiques est celui de la raffinerie de la Samir qui est à l’arrêt depuis plusieurs années, or avec la baisse importante des prix du pétrole sur le marché international, l’État aurait pu profiter des capacités de stockage de cette raffinerie pour emmagasiner des quantités importantes de pétrole et économiser ainsi plus de 1 milliard de dollars et renationaliser la Samir et garantir la sécurité énergétique de notre pays. Imaginez qu’on puisse démarrer la période après Covid-19 avec du pétrole sous la main en plus d’épargner un milliard de dollars. Ce n’est pas rien pour une économie comme la nôtre. Mais ce gouvernement n’a de logique que celle d’abdiquer face aux institutions financières internationales.

Que demandez-vous aux riches de notre pays?
Je demande à tous ceux qui ont accumulé des richesses, grâce à des choix qui ont été opérés durant des décennies, au système néo patrimonial, à la rente et aux monopoles, qu’ils demeurent aussi vulnérables face au Covid-19 que n’importe quel citoyen, et donc de tirer les leçons qui s’imposent, pendant cette période de crise, d’être plus généreux et plus solidaires envers leur pays. On ne peut pas demander toujours aux pauvres de payer les frais. Les riches qui ont profité des privilèges, ou même ceux qui ont travaillé dur doivent mettre la main à la poche et rendre la monnaie à leur pays en attendant le développement d’un État de droit, un État social garantissant la dignité de ses citoyens et peut-être l’émanation d’une véritable bourgeoisie nationale qui accepte le partage.

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