Ghizlane Mamouni : "Les femmes ne veulent plus de miettes et les enfants méritent plus que des mesures partielles"


Les priorités à fixer pour la réforme de la Moudawana, les résistances auxquelles cette réforme fait face et les revendications maximales de son association pour une véritable avancée en faveur de l’égalité des genres et la protection des droits de l’enfant au Maroc… C’est ce que nous dévoile Ghizlane Mamouni, avocate au barreau de Paris et co-fondatrice de l’association féministe Kif Mama Kif Baba, dans cette interview.

Cela fait des années que vous appelez à une réforme de la Moudawana. Maintenant que c’est dans le pipe, quelles doivent être selon vous les priorités à fixer ?
Le discours royal de juillet 2022 a marqué le début de la réforme de la Moudawana, tandis que le gouvernement a annoncé une réforme globale du code pénal. Le changement est donc en marche, mais quel genre de changement ? Les femmes ne veulent plus de miettes et les enfants méritent plus que des mesures partielles. En tant qu’association féministe, nous avons des revendications maximales, car nous croyons qu’une réforme profonde de la Moudawana et du code pénal est nécessaire pour protéger les droits des femmes et des enfants.

Nos revendications les plus urgentes incluent la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse, la pénalisation du mariage des enfants, l’attribution de la tutelle à celui ou celle des parents qui a la garde de l’enfant, la suppression de la notion d’enfant « illégitime » pour accorder les mêmes droits aux enfants, qu’ils soient issus d’un mariage ou non, la suppression de l’héritage par agnation (taasib), et enfin, l’élargissement et la simplification du testament pour permettre à chacun de rétablir l’égalité entre ses enfants, quel que soit leur sexe, dans leur succession.

Comment voyez-vous le fait que plus de neuf mois après le discours du trône, rien n’a encore été fait ?
La Moudawana ainsi que le Code pénal sont tous deux des lois élaborées par les parlementaires, hommes et femmes, au sein de l’institution du parlement, dont la mission consiste à créer et modifier les lois, notamment en ce qui concerne les droits fondamentaux et les libertés, ainsi que le statut de la famille et de l’État civil, conformément à la Constitution de 2011. Les articles 70 et 71 de cette dernière définissent clairement les responsabilités et les attributions du parlement en tant qu’expression de la volonté populaire. Cependant certains partis qui ont une grande représentation au parlement nous indiquent que le sujet est tellement sensible qu’ils choisissent l’immobilisme en attendant un arbitrage royal à travers la mise en place, comme en 2004, d’une commission royale… Je trouve que cette position traduit un manque de courage politique.

Êtes-vous confiante par rapport à une vraie réforme de la Moudawana, surtout au regard des résistances qu’elle semble déjà trouver chez certains pans de la société?
Je suis très enthousiaste car c’est sûr qu’un changement aura lieu. C’est plus le périmètre de ce changement qui m’inquiète. Il y a effectivement des résistances dues au double référentiel (humain et religieux) qui régit notre système juridique. Mais aucun.e marocain.e n’est ou ne se proclame en faveur de l’inégalité ou de l’injustice. Cependant il faut beaucoup de pédagogie pour mettre la société face aux absurdités et aux injustices profondes que pose ce texte, particulièrement à l’encontre des enfants.

A ce titre, je remercie beaucoup les théologiens éclairés comme Abou Hafs Rafiqi pour le travail qu’ils font en ce sens et avec lequel ils essayent d’expliquer que si le Coran est sacré, le fikh islamique émane des hommes et que donc il peut et doit être discuté et remis en cause pour rétablir les principes d’égalité et de justice qui, eux, sont prévues dans le Coran et font partie de notre culture profonde.

En quoi votre histoire personnelle illustre-telle le caractère discriminatoire de l’actuelle Moudawana ?
Je suis divorcée et maman de deux enfants qui ont failli être déscolarisés car ma seule signature n’a aucune valeur aux yeux de l’école, aux yeux de la loi. Je suis révoltée par le fait que mon pays me considère comme une sous-citoyenne et je ne cesserai pas de le décrier jusqu’à ce que la loi change. Les femmes dans ce pays payent autant d’impôts et de cotisations sociales que les hommes, elles ne bénéficient pas de taux réduits ni d’une caisse spéciale de la « Qiwama » à laquelle cotisent les hommes et qui leur viendrait en aide en cas de pépin… Leur contribution à l’effort national est identique voire supérieure à celle des hommes. Il n y a donc aucune raison qu’elles aient moins de droits comme le leur impose la Moudawana et le code pénal.

Certains pensent qu’il faut y aller à tâtons et qu’il faut plusieurs réformes pour aboutir à un texte pleinement conforme aux aspirations du mouvement féministe. Et dans le cas d’espèce, il faudrait alors choisir ses combats au lieu de courir plusieurs lièvres à la fois si l’on peut dire. Qu’en pensez-vous?
Je suis convaincue que les droits humains et les libertés fondamentales sont universels et globaux, et qu’il ne peut y avoir de hiérarchie entre eux. Ce n’est certainement pas aux féministes et aux défenseurs des droits des enfants de créer cette hiérarchie. Chez Kif Mama Kif Baba, nous avons des revendications maximales, car nous croyons en la nécessité d’une véritable avancée pour l’égalité des genres et la protection des droits de l’enfant.

Les politiciens utilisent souvent ce genre de discours pour nous amener à faire des concessions ou à attendre pour obtenir nos droits, ce qui, à mon avis, révèle un manque de courage politique. Chercher à ménager la chèvre et le chou ne fait que prolonger la précarité et l’injustice dans lesquelles vivent de nombreuses femmes et enfants, ce qui est inacceptable pour moi

Réformer la Moudawana, ce n’est pas avant tout réformer la façon de l’appliquer comme l’avait dit le Roi ?
C’est une question très importante. Il y a certaines dispositions clairement énoncées dans la Moudawana de 2004, telles que la question de la filiation illégitime ou encore la pratique du mariage des enfants qui est devenue une exception courante. Ces points doivent être modifiés pour que la Moudawana soit pleinement conforme à la Constitution de 2011 et aux traités internationaux ratifiés par le Maroc. Cependant, il existe également des aspects qui ne dépendent que de l’interprétation et de l’application actuelle de la Moudawana, tels que la tutelle maternelle.

La Moudawana actuelle prévoit déjà une exception permettant à la mère de prendre la tutelle de l’enfant en cas d’absence du père. C’est précisément ce point que l’artiste Jamila El Haouni a porté devant la justice. Le concept d’absence du père ne doit plus être interprété strictement d’un point de vue géographique, mais doit prendre en compte la situation réelle de l’enfant. En effet, un père peut habiter près de l’enfant, être très présent sur les réseaux sociaux, mais être totalement absent de ses responsabilités envers l’enfant

En tant qu’avocate, comment vous voyez le jugement sur les 3 violeurs de la petite fille de Tifelt ?
Je suis une avocate malheureuse intellectuellement et une citoyenne en colère.

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