Grand spécialiste de la région MENA, qu’il a longtemps étudiée dans le cadre de ses recherches à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) d’Aix-en-Provence, François Burgat suit depuis plus de deux décennies le parcours du président turc nouvellement réélu et dénonce régulièrement ce qu’il considère comme un parti pris islamophobe à son encontre.
Que représente pour vous la réélection de Recep Tayyip Erdogan à la présidence de la Turquie?
Je m’abstiendrai d’en faire un commentaire du point de vue de la politique intérieure dont je ne nie bien évidemment pas les enjeux mais dont je ne me pense pas suffisamment familier. Sur la scène occidentale, la réélection de Recep Tayyip Erdogan a d’abord valeur d’un démenti sonore au “wishful thinking” dominant. A force de vouloir sa chute, les Occidentaux s’étaient en quelque sorte auto-intoxiqués. Classe politique et médiatique avaient surenchéri pour surestimer non seulement le poids de l’opposition mais également les raisons que ses membres avaient d’en faire partie.
Ce tandem politico-médiatique très soudé, tant les grands médias sont désormais en France étroitement liés au pouvoir, a donc subi un réel camouflet. Malgré les contorsions infinies du discours dominant à son égard, la victoire d’Erdogan a pourtant de toute évidence plusieurs dimensions relativement logiques. J’aime notamment cette belle formule qui rappelle qu’à peu de choses près, à son arrivée au pouvoir, son pays exportait… des noisettes et qu’il exporte désormais des avions! Même si ses prédécesseurs n’étaient pas inexistants à l’international, la superficie régionale et mondiale de la Turquie a connu sous ses deux premiers mandats une croissance littéralement exponentielle. Enfin, sa gestion de la crise syrienne apparaît -avec celle de l’Allemagne- comme moins égoïste que celle de ses voisins dans la région.
D’aucuns en sont arrivés à conclure que l’islam politique aurait encore de beaux jours devant lui. Mais M. Erdogan est-il vraiment toujours un islamiste?
Je crains que, si friands soient les médias de cette catégorie opaque, pour définir Erdogan, la référence à l’”islam politique” ou à l’”islamisme”, produise plus de bruit que de lumière. Sur la toile de fond d’hystérisation, en France ou en Europe, de la question de la “lutte contre l’islam politique”, son islamisme supposé a certes été régulièrement mobilisé pour noircir l’image du leader de l’AKP. A mes yeux, plus sérieusement et plus rationnellement, Erdogan peut être défini avant tout par sa capacité à mobiliser à son profit l’identité religieuse de la majorité de la population turque au lieu de chercher à s’en protéger.
Mais par-dessus tout, il se caractérise par sa capacité -malgré quelques concessions récentes sans doute destinées à faciliter sa réélection- à tenir tête aux Occidentaux sur toute une série de dossiers régionaux essentiels. Telle est bien la formule qui lui a gagné le soutien de la majorité de ses concitoyens et fait oublier sa part d’autoritarisme. Il est frappant à ce sujet de voir à quel point la diaspora turque en Europe, c’est-à-dire les électeurs qui vivent au contact direct de l’opinion publique occidentale, a -sans doute de manière en partie réactive -soutenu plus particulièrement la réélection de son leader mal aimé des Européens.
Dans leur campagne contre Erdogan, les médias occidentaux ont eu tendance à passer sous silence certains aspects problématiques de la campagne de son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu, ouvertement xénophobe, voire raciste, à l’égard des réfugiés syriens. Quelle a été votre perception personnelle de ce discours?
Ma perception a été logiquement marquée par ces vérités que vous venez de rappeler. La focalisation occidentale sur la question des droits de l’homme a été particulièrement unilatérale. Cette préoccupation n’était bien évidemment pas complètement infondée, car la réaction au coup d’Etat d’août 2016 a manifestement donné lieu à des débordements. Mais, compte tenu des performances de tous les autres régimes de la région dans ce domaine, elle était trop manifestement marquée au coin de ce vieux penchant occidental du “deux poids deux mesures”. La focalisation très spécifique sur les droits “de certains hommes” masque souvent la vieille islamophobie d’une écrasante majorité de l’intelligentsia française, droite et gauche confondues.
Pour ne rien dire des performances récentes du président tunisien, elle contraste trop cyniquement avec le silence que ces mêmes acteurs français gardent obstinément vis-à-vis des 60.000 prisonniers politiques du pays dont Paris a honoré récemment le président d’une “grande croix de la Légion d’honneur”. Les ombres de la personnalité de Kiliçdaroglu, devenues explicites entre les deux tours, ont été systématiquement minimisées ou passées sous silence. La tension avec -une partie mais certainement pas avec tous- les Kurdes du pays a souvent été caricaturée.
En réalité, les grandes villes kurdes de l’Est du pays votent Erdogan, jugé moins “irreligieux” que ses opposants. Et, si légitimes puissent être les attentes nationalistes des laissés pour compte de la décolonisation que sont les Kurdes dans tout le Proche-Orient, les manières du PKK génèrent des réactions répressives qui ne peuvent pas être si facilement condamnées par tous ceux qui ont, y compris en France, eu à combattre l’ETA basque.
Pour vous, que nous disent ces élections turques de l’état du monde actuel?
Elles s’inscrivent dans la continuité d’une dynamique “post-coloniale” banale et plutôt salubre. Année après année, le rééquilibrage du monde voit s’effriter le leadership ou la mainmise américaine et européenne sur la région et, partant, la dépendance des acteurs locaux. Nous assistons ainsi à la fois à l’affirmation de ces derniers et à l’émergence d’un leadership mondial moins monolithique.
Les USA n’en sont pas complètement absents mais la Chine s’y affirme spectaculairement. Pékin vient ainsi de prendre aux Etats-Unis leur plus vieil allié -saoudien- dans la région. La Chine a réussi à rebattre spectaculairement, avec la participation de la Turquie, les cartes du vieux différend entre Riyad et Téhéran. La Russie s’affirme elle aussi avec la force -et les limites- que l’on sait. Le monde change! Pas nécessairement pour le pire.