Édito de Wissam El Bouzdaini : Les nouveaux (faux) Lawrence d'Arabie


Il faudrait peut-être en revenir à la suggestion implicite de Hassan II d'envoyer certains "sur les bancs d'une école marocaine".

“On vous connaît mieux que vous nous connaissez”, répond tout de go, ce 2 mai 1996, Hassan II au journaliste français Alain Duhamel quand celui-ci, au cours de l’émission “Invité spécial” qu’il coanime avec son confrère Jean-Luc Mano sur la chaîne France 2, lui pose la question de savoir qui des Marocains et des Français devaient faire le plus long chemin pour comprendre l’autre. Et le défunt roi de préciser quand M. Duhamel le lui demande: “Vous n’êtes pas allés sur les bancs d’une école marocaine (...). Vous ne connaissez rien de nous. C’est à vous de le faire maintenant. Il faut renverser la vapeur. Il faut faire un petit pas.”

À la décharge de Quentin Müller et de Thérèse Di Campo, c’est, plus qu’un pas, mais un bond d’un continent à l’autre qu’ils ont fait pour, a priori, en apprendre plus sur nous et sur notre pays. Mais à voir les commentaires de ces deux journalistes français expulsés le 21 septembre 2023 par les autorités (lire l’article de Louay Kerdouss), on comprend vite que non seulement le vieux constat hassanien s’applique toujours à de nombreux ressortissants de l’ancienne puissance coloniale, mais que certains d’entre eux peuvent même atteindre des recoins insoupçonnés d’ignorance crasse. Le “régime” marocain? “Toujours plus dur, effrayé par tout élan de contestation locale”, assure notamment M. Müller. Et le concerné de “promettre”, sur le ton d’un capo qui aurait d’ores et déjà commencé à fomenter une vendetta, “une longue enquête sur le roi Mohammed VI, sa cour et ses services de sécurité”, expliquant que “sur place”, il avait “pu amasser des informations exclusives”.


On voit donc là, pour ceux qui en savent vraiment quelque chose sur le Maroc, un enchaînement à la suite de poncifs, doublé d’une assurance toute suffisante dans sa capacité à faire, au bout d’un séjour de cinq jours seulement, ce qu’on sait qui aurait demandé des années de travail sur le terrain en France, et encore, indépendamment de ses qualités journalistiques intrinsèques. Mais après tout, nous ne sommes qu’un autre pays arabe comme le Yémen, Oman et l’Irak, où M. Müller semble avoir travaillé auparavant, n’est-ce pas? En lui-même, le fait que, pour sa part, Mme Di Campo ait pris le porte-parole du gouvernement, Mustapha Baitas, pour le chef de l’Exécutif après qu’il a légitimé leur expulsion en dit sans doute suffisamment long sur les individus en qui nous sommes en présence et sur les “informations exclusives” dont ils seraient entrés en possession, sans compter l’importance qu’ils cherchent, de toute évidence, à se donner par tous les moyens...

Au risque de paraître contradictoire puisque c’est à leur affaire que Maroc Hebdo consacre son éditorial de la semaine, M. Müller et Mme Di Campo ne sont, en réalité, aucunement intéressants, de même que les propos qu’ils pourront sans doute tenir aux micros de certains de leurs confrères qui auront rapidement fait d’en faire des héros. Tout au plus leurs excentricités, évidentes à tout expert qui se respecte, serviront-elles à amuser la galerie. Mais ils sont, en revanche, emblématiques des rapports que peuvent entretenir certains étrangers notamment français, mais pas seulement, avec le Maroc en particulier: fantasmés et emprunts d’un certain sentiment faussement prométhéen de vouloir amener les Marocains à la prétendue lumière de “la liberté guidant le peuple”, pour reprendre le nom du célèbre tableau d’Eugène Delacroix, peintre qui a d’ailleurs bien connu le Royaume et, soit dit en passant, joué un grand rôle dans la consolidation des clichés à son propos dans l’imaginaire européen à travers ses œuvres orientalistes. C’est, pour renvoyer à une autre figure occidentale, Lawrence d’Arabie qui, après qu’ils eurent été des siècles durant plongé dans une lourde torpeur, doit venir pour sonner la révolte des Arabes et remettre à ces derniers leur destin en main propre. Quand on connaît l’attachement du Marocain à son indépendance et à ne pas se faire dicter sa conduite par autrui, -“Le Marocain est impulsif, d’un amour propre chatouilleux, vaniteux et susceptible”, disait, en son temps, le marocaniste Louis Brunot-, on peut, cela dit, comprendre les réactions au vitriol et les critiques acerbes suscitées par l’entreprise de M. Müller et Mme Di Campo, loin d’avoir constitué une opération concertée menée par un quelconque État profond marocain comme ils le croient peut-être sincèrement.

Au final, il faudrait peut-être en revenir à la suggestion implicite de Hassan II d’envoyer certains “sur les bancs d’une école marocaine”. Et encore, nombreux sont ceux qui, visiblement, devraient se retrouver à redoubler.

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