L’État marocain en otage : les professionnels vent debout contre la retenue à la source


Voulant imposer la retenue à la source en ce qui concerne les professions libérales, le gouvernement semble finalement être disposé à revenir en arrière. Pourtant, il s’agit d’une mesure importante pour automatiser la perception de l’impôt et financer les différents chantiers sociaux dans le pays. 

Politiquement cela se comprend, mais eu égard aux intérêts supérieurs de notre pays je ne pense pas que l’on a pris la décision qu’il fallait.”Alors que quelques semaines sont déjà passées depuis les accords conclus par le gouvernement Aziz Akhannouch avec les avocats et les médecins pour réduire le pourcentage de leurs revenus qui seront retenus à la source aux fins de paiement de leurs impôts, du côté du ministère des Finances on semble avoir encore tout le mal du monde à avaler la pilule.

Il faut dire que cela fait plusieurs mois, voire, au vrai, des années, que les équipes du département planchent sur une réforme approfondie du système fiscal national, et pour un certain nombre de ses fonctionnaires qui sont impliqués en première ligne il s’agit ni plus ni moins que d’un "dégonflage" en règle. “Si on ne parvient pas à imposer la retenue à la source dans des normes qui sont tout-à-fait réglementaires et qui sont loin d’être l’apanage du Maroc, comment fera-t-on pour la suite lorsqu’il s’agira, par exemple, d’élargir l’assiette fiscale à l’informel?”, se désole notre interlocuteur. Et celui-ci de nous faire part de sa certitude qu’en dépit de toutes les concessions accordées “on essaiera encore de faire reculer” l’État. 

Un sentiment qui correspond en fait à la réalité, puisqu’après que le gouvernement a accepté de réduire à 10% le pourcentage du revenu retenu à la source pour les personnes physiques et jusqu’à 5% pour les personnes morales, alors qu’il était question au départ d’un pourcentage unifié de 20%, aussi bien les avocats que les médecins ont fini par poursuivre leurs mouvements de protestation et ont même été rejoints par d’autres professions, qui demandent sinon carrément la suppression pure et simple du principe de retenue à la source, du moins un traitement égal à celui réservé aux professionnels s’étant mis d'accord avec le gouvernement. A cet égard, la Chambre des conseillers connaît actuellement une mobilisation accrue pour amender le projet de loi de finances (PLF) soumis par l’Exécutif et qui comprend l’ensemble des mesures relatives à la tenue à la source, après que la Chambre des représentants n’a pas voulu toucher au texte et l’a finalement laissé tel quel. 

Proches des professionnels, certains conseillers ne manquent ainsi pas de relayer le discours voulant que la retenue à la source pose davantage de problèmes qu’elle n’en règle. Pour les médecins, par exemple, qui font partie des catégories professionnelles concernées à s’être mobilisées le plus et qui avaient tenu un sit-in le 21 novembre 2022 devant le parlement en dépit de l’accord auquel ils étaient parvenus quatre jours plus tôt avec le gouvernement, la retenue à la source ferait qu’ils seraient surponctionnés, dans la mesure où les pourcentages qu’on souhaite retenir après les prestations qu’ils délivreraient partiraient de la base du chiffre d’affaires et non, comme cela doit être le cas, le résultat net seulement, qui, lui, prend également en compte les différentes charges. 

Problèmes pratiques 

De fait, les cliniques, qui sont les principales concernées, se verront, selon les différentes estimations de leurs responsables, remettre deux fois plus d’argent à l’État qu’elles ne le devraient, avec en plus la difficulté à recouvrer les montants qu’elles auraient versés en trop du fait de la lenteur caractéristique de l’administration. 

Entre-temps, leur trésorerie, et donc les fonds propres dont elles disposent, se verraient mises sous tension et inhiberaient notamment la simple possibilité de pouvoir assumer leurs différentes charges financières. Dans le cas aussi des médecins du public qui exercent également dans le privé au titre du temps plein aménagé, on pourrait même se retrouver dans une situation de double retenue à la source, puisqu’en plus de la retenue qui se verrait mise en œuvre dans le cadre du nouveau PLF, il y aurait aussi la première retenue faite à chaque salaire pour payer l’impôt sur le revenu (IR). 

Mais, indépendamment de ces différents problèmes pratiques, pour lesquels le gouvernement peut, in fine, trouver des solutions à la carte, c’est la retenue à la source en elle-même en tant que pratique que nombre de professionnels rejettent en bloc. Pour en rester aux médecins, leur ordre, à savoir le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM), avait tout bonnement rejeté l’accord que les différents syndicats avaient réussi à arracher au gouvernement, voulant même mettre à profit le contexte pour remettre sur le tapis la question de la révision à la hausse de la nomenclature générale des actes professionnels (NGAP), qui fixe les tarifs des différents actes offerts par les médecins. 

Ce qui, soit dit en passant, a fait dire à de nombreux observateurs que le soutien apporté par les syndicats de méde- cins au chantier de protection sociale lancé en avril 2021 par le roi Mohammed VI, de nouveau formulé par eux, ne serait en fait qu’hypocrite, étant donné que la réussite de ce chantier dépend essentiellement des moyens financiers dont dispose l’État, qui, eux-mêmes, dépendent en grande partie du fait que les citoyens accomplissent leur de- voir citoyen de payer l’impôt. 

De façon générale, l’État n’en serait de toute façon pas arrivé à vouloir imposer la retenue à la source n’était l’incivisme de nombreuses catégories professionnelles. A ce propos, le ministre délégué chargé du Budget, Fouzi Lekjaâ, s’était élevé, le 17 novembre 2022, à la Chambre des conseillers, où justement il se trouvait pour défendre le PLF, contre le fait qu’en ce qui s’agit, par exemple, des avocats, à peine 8.837 étaient inscrits auprès de l'administration fiscale, alors que le Maroc en compte quelque 16.000. En même temps, 90% de ceux qui se déclarent ne paient pas plus de 10.000 dirhams, soit beaucoup moins que de simples fonctionnaires aux revenus autrement moindres. “Mais que cherchent ces gens au juste?”, avait fulminé M. Lekjaâ. En tout cas, l’État n’a lui-même pas vraiment le choix du fait des nombreuses pressions qui pèsent sur lui, notamment de la part des institutions financières internationales (IFI). En tête de ces institutions, le Fonds monétaire international (FMI), dont une des équipes vient, il y a quelques semaines seulement, d’effectuer une mission au Maroc pour dresser un bilan des comptes publics; et pour la énième fois de suite l’institution de Bretton Woods a mis l’accent sur le fait que l’État marocain ne peut pas dépendre de ses revenus fiscaux sur les quelque 66.000 fonctionnaires œuvrant au sein de son administration publique mais qu’il doit impérativement prendre sur lui d’élargir son assiette fiscale. 

Complexité politique 

La situation se présente ainsi comme suit: outre de devoir mener à bout la généralisation de la protection sociale dans un délai de trois ans -ce que soutient d’ailleurs le FMI-, les pouvoirs publics font également face à différentes dépenses auxquels, faute de ressources fiscales suffisantes, ils ne peuvent parer qu’en s’endettant. 

Or, de ce point de vue, et même en jouant avec les chiffres comme l’a d’ailleurs fait le gouvernement Akhannouch en parvenant miraculeusement à présenter des comptes publics où le taux d’endettement ne dépasse plus les 62% du produit intérieur brut (PIB) contre un pourcentage frisant les 100% auparavant, la dette ne pourra jamais constituer un moyen de financement tenable sur la durée, d’autant plus qu’elle impose au Maroc, dont une des principales dépenses a trait à son approvisionnement sur le marché international, de s’endetter en devises et non dans sa propre monnaie; ajoutant à cela une fragilité vis-à-vis des chocs extérieurs qui peuvent apparaître, que ce soit une pandémie comme la Covid-19 ou un conflit comme celui en cours depuis le 24 février 2022 en Ukraine consécutivement à l’invasion opérée par la Russie. Lequel conflit a, en l’espèce, provoqué un renchérissement du pétrole et du gaz ainsi que du blé, à la base d’une grande partie de l'alimentation des foyers marocains. 

Ce sur quoi le Maroc peut compter, c’est la compréhension des IFI, qui n’ignorent pas la complexité politique que présente une réforme fiscale et qui donnent, dans ce sens, le temps nécessaire au Royaume de mettre sur les rails les changements qui s’imposent.

Ainsi, si elles le pressent de passer rapidement à l’action, elles ne savent que trop bien que cela peut alimenter les tensions sociales et même mener à l’instabilité, soit tout-à-fait le contraire des objectifs ambitionnés. Mais, de l’autre côté, les autorités marocaines se doivent d’agir au plus vite au risque de trop tarder et de voir un véritable goulot financier les étouffer, sans possibilité réelle après coup pour s’en extirper. 

Elles ont d’ailleurs trop attendu: cela fait plus de trois ans déjà que se sont tenus les troisièmes Assises de la fiscalité -en mai 2019 à Skhirat-, suite à quoi il avait été décidé de faire bénéficier de larges pans de ces mêmes catégories professionnelles qui aujourd'hui se rebiffent en contrepartie d’une attitude plus honnête ultérieurement en matière de paiement d’impôt. Par la suite était intervenue la Covid-19, qui a fait, certes à juste raison, prolonger la période de grâce, mais cette période n’est désormais plus légitimée. 

En dehors des professions libérales, l'informel, notamment, ne peut continuer, comme c’est le cas maintenant, de priver l’État d’une manne tout-à-fait légitime, alors même que la Covid avait prouvé qu'aucun commerce ne peut continuer d’exister en cas de crise si le gouvernement ne vient pas à la rescousse (comme, entre autres, pour l’indemnité de chômage temporaire qui avait pu bénéficier à plus de 5 millions de personnes, dont 80% qui n’étaient pas déclarées à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS)). 

Dans le même sens, il faudra certainement revoir les différentes exemptions dont se prévalent certains secteurs, notamment celui de l’agriculture. Comme le met souvent en avant la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), on ne peut compter sur une portion congrue de sociétés, aussi rentables puissent-elles être, pour faire le “sale boulot fiscal” à la place de 90% du tissu entrepreneurial national; le patronat y trouvant même l’occasion pour quémander davantage d’exemptions et une moindre pression fiscale. Les mesures à prendre, tout le monde, en définitive, les connaît, en revanche le gouvernement ira-t- il jusqu’au bout en les assumant? 





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