Accablant. Jeudi 7 janvier 2016, les Marocains ont été bouleversés par des images révoltantes. Des images venues d’un autre temps que l’on pensait déjà révolu. Ce matin-là, la voix de la force a masqué celle de la sagesse et de la retenue, laissant derrière elle des dizaines de victimes. A Casablanca, Fès, Tanger, Marrakech, Oujda ou encore Inezgane, les forces de l’ordre ont fait preuve d’une violence inouïe en essayant de maîtriser les milliers d’enseignants stagiaires qui battaient le pavé pour réclamer, une énième fois, l’annulation de deux décrets du ministère de l’Education nationale portant sur la séparation entre la formation et le recrutement, et la réduction de la bourse.
Les incidents d’Inzegane seront particulièrement au coeur de ce débat, puisque c’est dans cette petite ville située à quelques kilomètres d’Agadir, que les manifestants ont été le plus sévèrement réprimés. Vers 8 heures du matin, des manifestants partis de sept autres centres de formation, en l’occurrence Laâyoune, Tata, Guelmim, Ouarzazate, Tiznit, Taroudant et Agadir ont afflué vers la ville d’Inzegane, pour prendre part au sit-in que la Coordination nationale des enseignants stagiaires projetait d’organiser dans le centre de formation de la ville. Mais c’était sans compter avec le refus des autorités, qui ont bloqué l’accès au centre, confisquant au passage du matériel utilisé par les manifestants. Une heure et demie après, les forces de l’ordre ont finalement libéré les points d’accès du bâtiment, laissant croire à un éventuel apaisement de la situation.
Matinée sanglante
A 10h10, le sit-in commence enfin, avec la participation de 1.200 personnes, dont 950 enseignants stagiaires, ainsi que des dizaines d’acteurs politiques et associatifs de la région, et les parents d’élèves, venus soutenir la «cause des futurs profs». Comme à l’accoutumée, l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), ainsi que les partis de gauche comme le Parti socialiste unifié (PSU) et le Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS) ont répondu présents. Une fois rassemblés, les manifestants décident de marcher vers la «place des autobus», et là, les choses commençaient à dégénérer. «Les forces de l’ordre nous ont assaillis alors qu’on venait juste d’entamer la marche», nous explique Hamid Othmani, membre de la Coordination nationale des enseignants stagiaires. «On ne cessait de répéter, dès le début, que notre manifestation est pacifique.
Malheureusement, les agents de la police, les forces auxiliaires et aussi des moqadems nous ont sauvagement agressés. Coups de matraques, coups de pieds, gifles ou même des jets de pierres. C’était une véritable boucherie», martèle-t-il. Bien que l’intervention n’a duré qu’un quart d’heure, entre 10h45 et 11h00, le bilan est lourd. Sur les 200 blessés lors des différentes manifestations du 7 janvier, la ville d’Iznegane a enregistré, à elle seule, 53 blessés graves.
Le gouvernement riposte
De son côté, le gouvernement avance une version totalement différente du déroulement des faits lors du «jeudi noir», mettant particulièrement l’accent sur le fait que les manifestants ne disposaient pas d’autorisation pour défiler. Le 9 janvier 2016, le ministère de l’Intérieur publiait un communiqué dans lequel il indique que «des étudiants stagiaires des centres régionaux des métiers de l’éducation et de la formation (CRMEF) ont été légèrement blessés lors de manifestations non-autorisées à Casablanca, Marrakech et Inezgane». Le département de Mohamed Hassad décline toute responsabilité des tristes événements d’Inzegane, en précisant que malgré que «ces marches n’ont pas été autorisées et que les décisions de leur interdiction avaient été communiquées aux parties concernées, certains étudiants ont insisté à les tenir, en violation totale de la loi».
Selon la version officielle, les étudiants de Fès et Tanger ont obéi aux injonctions, contrairement à ceux de Casablanca, Marrakech et Inzegane, qui «ont choisi de défier et de provoquer les forces publiques en essayant de forcer le cordon de sécurité et les pousser à la confrontation », ce qui a «provoqué une bousculade, des blessés légers et plusieurs cas d’évanouissements prétendus». Des déclarations que les enseignants stagiaires rejettent catégoriquement. «Certaines victimes d’Inzegane disposent de certificats d’inaptitude physique de 35 jours. Cela prouve que l’intervention a été excessivement violente», nous explique Chaima Lahmar, membre de la Coordination nationale des enseignants stagiaires.
Indignation populaire
Trois jours après son communiqué, le ministre de l’Intérieur allait réitérer ses positions, en réponse aux demandes de plusieurs groupes parlementaires lors de la séance des questions orales à la chambre des représentants, mardi 12 janvier, tout en ajoutant qu’à l’avenir, «ces manifestations seront interdites si elles venaient à se reproduire ». Une précision qui n’augure rien de rassurant, étant donné que la Coordination nationale prévoit plusieurs actions contestataires locales et nationales, tout au long du mois de janvier, notamment une marche nationale à Rabat, le 24 du même mois.
Pour sa part, le Chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, a préféré tenir le bâton par le milieu, en affirmant, lors du Conseil national de sa formation politique, le Parti de la justice et du développement (PJD), le 9 janvier à Salé, que le gouvernement était contre la violence, mais aussi contre le non-respect de la loi. Le chef de l’exécutif a, par ailleurs, révélé avoir appelé son ministre de l’intérieur pour discuter du sujet. Sur les réseaux sociaux, les images et les vidéos des interventions musclées des autorités alimentaient une colère générale, alors que les premières réactions dénonçant le traitement «inhumain» infligé aux manifestants, commençaient déjà à tomber.
L’image d’Imane, une des victimes d’Inzegane, a profondément et tristement marqué les esprits. Ainsi, on voyait la jeune enseignante stagiaire écroulée par terre, impuissante, le visage complètement couvert de sang. Ce cliché horrible et scandaleux, ainsi que tant d’autres, ont provoqué une mobilisation remarquable sur la toile. A l’ère du numérique, il est inimaginable que des actes de la sorte passent inaperçus.
Quelques heures après la dispersion sanglante par les autorités des manifestations, une pétition virtuelle qui revendique la condamnation des «parties responsables de la répression sauvage des enseignants stagiaires» a été lancée, rassemblant quelque 7.000 signataires en moins de six jours. L’initiateur de la pétition virtuelle, oeuvrant sous le sobriquet de Hicham, invoque l’article 22 de la Constitution de 2011, qui stipule qu’«Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité physique ou morale de quiconque, en quelque circonstance que ce soit et par quelque personne que ce soit, privée ou publique. Nul ne doit infliger à autrui, sous quelque prétexte que ce soit, des traitements cruels, inhumains, dégradants ou portant atteinte à la dignité».
Une mobilisation virtuelle qui s’est logiquement muée en mobilisation sur le terrain. Les appels à des sit-ins et manifestations en soutien aux enseignants stagiaires se sont multipliés à une vitesse fulgurante. Ainsi, le 10 janvier, vers 18 heures, près de 500 personnes ont observé un sit-in devant le siège du Parlement à Rabat, pour exprimer leur solidarité avec les futurs enseignants, et dénoncer les interventions musclées du 7 janvier. La présence de plusieurs partis politiques, aussi bien de la majorité que de l’opposition, ou même de formations politiques sans représentativité au Parlement lors de ce sit-in de solidarité, témoigne de l’ampleur politique qu’a prise ce dossier.
En dépit de la légitimité ou non de leurs revendications, les enseignants stagiaires sortent plutôt «vainqueurs» après les événements du 7 janvier. Leur cause est désormais largement plus connue, et surtout plus soutenue.
Décrets polémiques
Une cause qui trouve ses origines dans deux décrets adoptés par le gouvernement le 23 juillet 2015. Le premier met fin à l’emploi direct dans les établissements d’enseignement public à l’issue de la formation dans les Centres régionaux des métiers d’éducation et de formation (CRMEF), en imposant un concours d’embauche. Le second décret réduit d’un peu plus de la moitié la bourse mensuelle accordée aux enseignants stagiaires, qui passe ainsi de 2.454 à 1.200 dirhams.
Concrètement, en 2016, sur les 10.000 enseignants stagiaires qui ont intégré les centres, 7.000 seulement seront embauchés dans la fonction publique suite au concours, imposé par ledit décret. Les 3.000 restants sont ainsi amenés soit à se diriger vers le secteur privé, soit rester au chômage. La décision du gouvernement a poussé les étudiants des différents CRMRF à boycotter les cours depuis le début de l’année universitaire 2015/2016, et à organiser plusieurs actions de protestation, dont les marches du 7 janvier.