Etoile montante de la science historique au Maroc, Nabil Mouline revient dans cet entretien exclusif accordé à Maroc Hebdo sur les étapes successives qui font que l’Etat marocain est aujourd’hui ce qu’il est, tout en s’attardant sur son métier d’historien et l’approche qui sous-tend son travail et ses écrits.
Depuis vos premiers écrits, vous vous êtes fait une spécialité dans la relecture de l’histoire du monde arabo-musulman et en particulier celle du Maroc. Pourquoi ce choix ?
En tant qu’historien et politiste, je m’efforce de proposer au public des productions rigoureuses, dépassionnées et nuancées sur un certain nombre d’aspects de l’histoire arabo-musulmane, particulièrement le Maroc. Plusieurs facteurs objectifs et subjectifs déterminent cette démarche. Je citerai les plus importants : l’apparition de nouvelles sources de différentes origines et de différentes natures, le développement exponentiel des méthodes de recherche, le désir de combler un manque historiographique car de nombreux épisodes, personnages et institutions historiques demeurent méconnus, l’ambition de rendre justice à la complexité et la richesse de ces trajectoires plurielles contre les simplifications abusives et la nécessité de dépasser certains mythes tenaces. Enfin, en tant que citoyen, le sentiment de devoir contribuer à une meilleure connaissance de nos passés, une meilleure compréhension du présent et une meilleure appréhension des avenirs possibles. En résumé, mon travail se veut résolument une démarche scientifique, guidée par le seul souci d’établir des faits historiques vérifiables et des grilles d’analyse originales et solides.
Par rapport à l’histoire du Maroc, y a-t-il des faits historiques particuliers qui, pour vous, exemplifient la nécessité de devoir revoir nos connaissances ?
Vous soulevez une excellente question. Je tiens tout d’abord à dire que la production historique au Maroc, particulièrement celle destinée au grand public, a réalisé des progrès importants durant les dernières années. Mais cela reste insuffisant vu la demande forte de “connai-sens” liée à l’augmentation inédite de la conscience de soi parmi les Marocain(e)s.
Des pans entiers de notre histoire mériteraient d’être (re)découverts à la lumière des sources les plus fiables et des méthodes de recherche les plus efficaces. Comme la liste est longue, je me contenterai de citer quelques exemples : l’histoire des changements climatiques au Maroc, des séismes, des épidémies et des famines, l’histoire des femmes et leurs rôles au sein de la société, l’histoire d’un grand nombre de traditions artistiques, culinaires et vestimentaires et l’histoire des symboles. Il va sans dire que les questions politico-religieuses, notamment celles liées aux origines et aux développements de l’Etat marocain, les métamorphoses des doctrines et des pratiques religieuses locales, l’évolution des relations avec l’Autre et les changements territoriaux liés à la transformation des frontières, demeurent également essentielles.
En fait, le croisement et la confrontation de ces approches, problématiques et objets permettent non seulement de révéler les angles morts de la trajectoire de notre pays, mais également de donner une vision augmentée d’un grand nombre de réalités historiques frappées volontairement ou involontairement d’une sorte de “damnatio memoriae”.
Pour un historien avec votre approche, n’y a-t-il pas risque de tomber dans le révisionnisme, avec toute la charge négative du terme ?
En bon historien, permettez-moi tout d’abord de commencer par une définition non exhaustive. Le révisionnisme ambitionne, dans son acception scientifique, de réexaminer des épisodes mal documentés ou analysés de manière incomplète en respectant scrupuleusement les normes méthodologiques. Cela veut dire que cette approche est tout-à-fait légitime quand elle cherche à réévaluer ou affiner des événements passés par de nouvelles recherches. Le révisionnisme devient problématique quand il est motivé par des a priori idéologiques qui peuvent déboucher sur une distorsion des faits voire tout simplement sur le négationnisme, c’est-à-dire nier des faits établis.
Me concernant, je ne m’inscris ni dans le révisionnisme ni dans le négationnisme. J’explore la plupart du temps des terrains presque vierges (l’histoire constitutionnelle, les rituels politico-religieux, la sociologie historique des élections, le discours légitimateur, la question de la succession, etc.), je mobilise des sources nouvelles ou inexploitées et j’utilise des supports de diffusion variés, notamment les nouvelles technologies. Mais il m’arrive de temps en temps de (ré)examiner des récits traditionnels concernant certains personnages, événements, concepts ou institutions. Linéaires, simplistes et exclusivistes, ces constructions discursives relèvent plus de la théologie politique que de la narration historique fondée sur des données empiriques.
Deux exemples. Le mythe d’Idriss Ier, fondateur de l’Etat, créé de toutes pièces par les communicants mérinides au XIVe siècle pour légitimer les prétentions de leurs maîtres, a été repris tel quel jusqu’au début du XXe siècle. Le mythe de bled el-Makhzen et de bled es-Siba, forgé et développé par les agents du colonialisme français à partir de la seconde moitié du XIXe siècle pour discréditer les autorités marocaines, démobiliser les élites et faciliter les amputations territoriales, alors qu’il ne repose que sur des données empiriques peu solides pour ne pas dire inexistantes sur la longue durée et qu’il ignore la conception locale des relations de pouvoir.
Récemment sur Google, on a vu la date de naissance du Maroc passer de 789, année de l’établissement de la dynastie idrisside, au 7 avril 1956, qui correspond à la date de la décolonisation par l’Espagne de la zone khalifienne et donc la fin officielle du protectorat franco-espagnol. De votre point de vue, est-ce que cela pourrait mériter une quelconque pertinence ?
Les controverses virtuelles suscitées par ce changement sont très pertinentes car elles révèlent l’importance capitale de l’histoire dans le processus de construction nationale. En effet, la compétition avec l’Algérie, entre autres, a favorisé la cristallisation de ce que j’appelle un sentiment national en creux, c’est-à-dire un ensemble de croyances, de représentations et de comportements promouvant consciemment ou inconsciemment l’appartenance à une communauté singulière. Cette ipséité, même embryonnaire, pousse une partie de la population, notamment les plus jeunes, à vouloir s’inscrire dans une filiation, de se situer dans un continuum temporel et de s’identifier à un «nous» par rapport à un «eux». Pour ce faire, certains d’entre eux bricolent un kit identitaire dont la pierre angulaire est une «histoire» qui puise souvent ses racines dans un «passé» lointain, disons mythique. C’est le cas de 789, date de la fondation mythique de l’Etat marocain par Idris Ier, qui ne repose sur aucune donnée empirique ou archéologique sérieuse comme l’a démontré une série d’études depuis le début du XXe siècle.
D’un point de vue strictement historique, la trajectoire du Maroc n’a pas de point de départ. Elle est je dirai pluri-temporelle et pluri-centrique. Elle a commencé en plusieurs lieux, en plusieurs moments, mais elle a convergé vers un point au XIe siècle à la faveur d’une dynamique unificatrice, centralisatrice et monopoliste autochtone qui a engendré un nouveau régime politique : l’empire. Dans ce sens, l’épopée almoravide peut être considérée comme le moment fondateur d’un Maroc unifié que d’autres acteurs ne cesseront de vouloir reproduire sur presque un millénaire. Le pays connaît un second moment (re)fondateur au XVIe siècle : l’apparition du Makhzen, outil de légitimation et encadrement dont certains éléments influent toujours sur nos vies quotidiennes. Ahmed al-Mansour, son créateur, est le véritable fondateur de la monarchie marocaine telle que nous la connaissons aujourd’hui!
À mon sens, vouloir fixer une date de naissance stricte est vain. L’histoire d’une contrée résulte d’un long processus, fait de ruptures et de continuités. Le Royaume s’est construit par strates successives sur la très longue durée. Plutôt que de chercher un moment fondateur, il me semble plus pertinent d’analyser comment les différentes facettes de cet itinéraire complexe ont contribué à forger progressivement l’identité et les institutions de cet État-nation complexe et pluriel qu’est le Maroc actuel.
Pour légitimer le refus de rétrocéder Sebta et Mélilia, on avance généralement en Espagne que les deux villes sont devenues espagnoles avant la prise de pouvoir en 1666 des Alaouites, ce qu'aux dernières nouvelles l'État marocain rejette puisqu'on se rappelle que par le biais de l'ambassadrice du Maroc à Madrid, Karima Benyaïch, il avait très officiellement réitéré ses revendications en décembre 2020. Mais pourquoi justement considère-t-on que les Alaouites ne constituent qu'un élément de continuité au sein de l'histoire millénaire du cadre géographique qui constitue aujourd'hui le Royaume du Maroc sachant que cela précède l'époque contemporain? Comme vous le savez, Moulay Ismail tenta par exemple à au moins deux reprises de récupérer Mélilia en 1694-1696, avant de retenter le coup plus tard avec Sebta en 1732.
Pour renforcer leur position d’un point de vue symbolique sur ces territoires occupés, les autorités espagnoles essaient naturellement de faire feu de tout bois quitte à prendre des libertés avec l’histoire et le droit. Depuis la chute de Sebta en 1415 jusqu’à l’occupation des îles Jaâfarites en 1848, les autorités et populations marocaines n’ont en réalité cessé de revendiquer ces territoires. Il ne faut pas oublier tout d’abord que la quasi-totalité des ports marocains étaient sous occupation ibérique au début du XVIe siècle et que les sultans zaydanides (les Saâdiens des récits traditionnels) et alaouites ont libéré la majorité écrasante d’entre eux, notamment grâce au soutien populaire. D’ailleurs, plusieurs monarques de cette dernière dynastie, particulièrement Ismail, Mohammed III et Yazid ont tenté de reprendre Sebta, Melilla et les îles méditerranéennes. Mais l’échec était au rendez-vous.
« Le sultan hérite le sultan ». Cet adage bien connu parmi les oulémas et les lettrés marocains montre que le pouvoir central marocain s’inscrit dans la continuité malgré les vicissitudes politiques, notamment les changements dynastiques. Cela veut dire que, juridiquement et politiquement, les Alaouites sont les héritiers des prétentions idéologiques et territoriales de leurs prédécesseurs. D’ailleurs, la libération des zones occupées a fait partie du discours légitimateur de cette maison régnante dès le 17e siècle. L’émergence et la consolidation de l’Etat-nation n’ont fait que renforcer cette réalité. Conformément aux précédents historiques, le droit sur un territoire est imprescriptible. Le maintenir de la pression sur le terrain, le renforcement des liens avec les populations locales, l’intensification de la mobilisation symbolique (notamment à travers la production historique, littéraire, artistique et mémorielle), le règlement définitif du dossier du Sahara et l’évolution des rapports de force ne pourront que remettre en cause cette situation anomalique.
Historiquement parlant, et on dira même scientifiquement, où s'arrête vraiment l'Empire chérifien ?
Depuis l’Antiquité, les frontières de la plupart des empires dépendent essentiellement des contextes local et global, des ambitions des dirigeants et des moyens dont ils disposent. C’est le cas du Maroc depuis le XIe siècle. Les Almoravides contrôlent un territoire qui s’étend de l’Atlantique au nord-est de l’Algérie actuelle et de l’Andalousie au fleuve Sénégal. Les régions sous la domination des Almohades s’étirent de l’Atlantique au nord-est de la Libye actuelle et de l’Andalousie et les Baléares au Grand Sahara. Au sommet de leur gloire, les Mérinides mettent la main sur le Maroc, le nord de l’Algérie actuelle, et la Tunisie actuelle et quelques villes andalouses. Quant à eux, les Zaydanides gouvernent des possessions qui vont de la Méditerranée aux fleuves Niger et Sénégal et de l’Atlantique aux oasis de Touat et Tigourarine au sud-ouest de l’Algérie actuelle. Par ailleurs, il faut ajouter à cela les populations et les régions avec lesquelles les souverains du Maroc entretenaient des relations spirituelles et symboliques. Par exemple, Ahmed al-Mansour a reçu la bay‘a des Touaregs, de l’émir de Bornou et d’un grand nombre de chefs tribaux égyptiens en tant que leader religieux.
En un mot, la taille de l’Empire marocain, appelé chérifien à partir du XVIe siècle, a dépendu depuis le XIe siècle d’un grand nombre de facteurs objectifs et subjectifs à l’instar des entités similaires. Mais une chose est sûre, al-Maghrib al-Aqsa (la base territoriale du Maroc actuelle) a toujours constitué le cœur de ces dynamiques impériales et ces frontières est et sud ont fréquemment changé !
Lors du très controversé numéro que nous avions consacré, en mars 2023, à la question du Sahara oriental et de sa marocanité historique, nous avions développé l’idée que c’est parce que cela n’arrange pas l’Algérie de donner une quelconque considérations aux frontières précoloniales, car ce n’est nullement dans son intérêt disons géographique actuel, qu’il est antinomique pour elle de soutenir la récupération par le Maroc de la Sakia El Hamra et du Oued Ed Dahab. Est-ce une analyse que vous, personnellement, vous partageriez ?
Le territoire que vous appelez Sahara oriental a été dans la sphère d’influence marocaine durant presque huit siècles et demi. Depuis leur soumission par les Almoravides au milieu du XIe siècle, les oasis de Touat, de Tigourarine et leurs dépendances sont administrées par des gouverneurs désignés par Marrakech et Fès, notamment sous les Almohades et les Mérinides. Comme ailleurs, ces régions recouvrent évidemment leur autonomie après l’affaiblissement ou l’effondrement de ces entités. Elles sont également convoitées par les voisins de l’Est. Mais dès que la situation est rétablie par une nouvelle dynastie ou un souverain énergique, ces territoires du sud-est (“al-qibla”) sont repris en main. C’était le cas par exemple sous les règnes d’Ahmed al-Mansour, Mohammed Ier et Slimane. Quoi qu’il en soit, cette région est de manières incontestée et incontestable une province chérifienne jusqu’à la fin du XIXe siècle. Pour relier les deux parties de son empire et priver le Maroc de sa profondeur saharienne, la France s’empare de la région à partir de 1890. Ce processus d’amputation territoriale s’étalera sur une soixantaine d’années.
Sachant que le Maroc allait accéder à l’indépendance, les autorités françaises veulent l’empêcher de revendiquer ces provinces avec lesquelles les liens demeurent très forts. Ces autorités mettent alors en œuvre un certain nombre de mesures et élaborent quelques projets dès 1958, notamment la création d’un problème de substitution pour distraire, isoler et affaiblir le Royaume : un État pour la confédération des Reguibat. Quelques années plus tard, les dirigeants algériens décident de reprendre à leur compte l’idée française et la concrétiser avec l’aide de plusieurs acteurs régionaux. Cela veut dire que le règlement définitif de la question du Sahara en faveur du Maroc peut déboucher sur l’ouverture à nouveau du dossier du Sahara oriental.
Pour le numéro cité précédemment, nous avions interviewé l’historien français Bernard Lugan, et le sachant un braudélien nous lui avions posé la question sur sa perception du futur de la question des frontières maroco-algériennes sur le temps long. C’est un point sur lequel on souhaiterait également vous interroger, d’autant que si l’on ne nous abuse, vous êtes aussi un lecteur de Braudel…
Suivre la trajectoire des différentes dynamiques, des phénomènes et des institutions sur une longue durée permet en effet de bien saisir les lignes de continuité et les points de rupture loin de tout impressionnisme. En appliquant cette méthode au cas marocain, notamment à travers le prisme de ses confins orientaux, nous pouvons avec aisance mettre en lumière une grande constante : la lutte avec les voisins de l’Est pour l’hégémonie régionale. Quelles que soient l’origine, la nature et l’idéologie des régimes en place, les deux entités se livrent depuis au moins le IIe siècle avant l’ère commune un combat, parfois acharné, pour contrôler les ressources symboliques et matérielles (les Maures contre les Numides, les Kharijites contre les Omeyyades, les Almohades contre les Abbassides, les Mérinides contre les Zianide, les Zaydanides contre les Ottomans, les Alaouites contre la France et le Maroc contre l’Algérie). Cette rivalité provoque souvent des conflits territoriaux. C’est pour cette raison-là, entre autres, que les «frontières» orientales du Maroc ont fréquemment changé durant les deux derniers millénaires.
Même s’il me semble hasardeux de se risquer à des prédictions fermes sur leur évolution future sur le très long terme, l’histoire nous enseigne que les frontières sont des constructions politiques éminemment changeantes au gré des rapports de force. Rien ne permet d’affirmer que les délimitations actuelles seront immuables sur des décennies ou des siècles. Cela dit, à une échelle de temps beaucoup plus réduite, il me paraît peu probable que des modifications majeures interviennent, étant donné la stabilisation relative des États-nations dans cette région. Des ajustements restent possibles, mais un «grand soir» frontalier m’apparaît hautement improbable.
Nabil Mouline, un éducateur grand public dans l’âme
Spécialiste aussi bien de l’histoire que de la science politique, pour lesquelles il a respectivement obtenu des doctorats à l’Université Paris-Sorbonne et à Sciences Po Paris, Nabil Mouline fait aujourd’hui partie des jeunes intellectuels marocains les plus en vue de sa génération. Ces dernières années, il a pu accéder à un nouveau public grâce à sa série vidéo sur YouTube, “On raconte que”, doublée plus récemment par sa collaboration avec le célèbre influenceur Swinga, pour une websérie encore appelée à s’enrichir de nouveaux épisodes et dont le tout premier, consacré à l’histoire des relations maroco-algériennes, dépasse désormais les 2 millions de vues. C’est que M. Mouline semble avoir saisi que dans la croisade sensibilisatrice dans laquelle il s’est lancé, il y avait un impératif à entretenir une présence sur les réseaux sociaux et plus généralement sur les nouveaux moyens de communication. Pour autant, il continue dans sa vie de chercheur, essentiellement cadrée au sein du Centre national de recherche scientifique (CNRS) français, auquel il est affilié, de recourir à des canaux les plus classiques, en l’occurrence livresques, par le biais d’une bibliographie riche déjà de plusieurs publications. Si son domaine de prédilection demeure bien évidemment l’histoire politique du Maroc, avec notamment son ouvrage sur l’empereur saâdien Ahmed el-Mansour et son “califat imaginaire”, il a également travaillé sur l’islamisme notamment salafiste. Justement, son “Histoire du salafisme”, publiée en janvier 2017 aux éditions Flammarion, reste pour les spécialistes une référence incontournable.