C’est un paradoxe qui préoccupe au plus haut point les autorités et les professionnels de santé. D’autant plus qu’il est aujourd’hui considéré comme un levier incontournable pour sauver des vies et permettre aux patients bénéficiaires de retrouver une vie quasi normale. Le don d’organe, envisagé lorsque l’état du malade se dégrade et que seul le remplacement d’un ou des organes défaillants par un organe sain, appelé greffon, peut permettre son amélioration, peut représenter une opportunité pour le système national de santé. Reste qu’au Maroc, la pratique est encore balbutiante et le nombre de transplantations très timide. Pour la transplantation rénale, la plus fréquente des greffes d’organes, on dénombre au Maroc entre 50 et 55 transplantations chaque année, un chiffre particulièrement bas de l’aveu des néphrologues.
Un frein majeur
«Des études prouvent que les patients dialysés restés en dialyse décèdent plus rapidement que ceux qui sont transplantés, explique Tarik Sqalli Houssaini, néphrologue et doyen de la Faculté de Médecine, de Pharmacie et de Médecine Dentaire de Fès (FMPDF). Des études de coût montrent aussi que la transplantation revient sensiblement moins chère, alors que la prise en charge des patients en dialyse est l’un des programmes qui consomment le plus de budget en santé au Maroc ».
Pour le doyen de la Faculté de Médecine, de Pharmacie et de Médecine Dentaire de Fès, cette problématique est le résultat des priorités qui ont été assignées au système de santé marocain. Celui-ci a davantage mis l’accent au fil des années sur les maladies infectieuses, la vaccination, la santé de la mère et de l’enfant, entre autres.
«Quand on pensait transplantation rénale on pensait d’abord à trouver des places en dialyse, car les gens mouraient faute de places disponibles. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui avec l’amélioration de l’offre de soin et la généralisation de la protection sociale », ajoute M. Houssaini, pour qui il est au ourd’hui temps de faire de la transplantation et du don d’organe une priorité, notamment en faisant évoluer la loi.
Datant de 1999, la loi 16-98 relative au don, au prélèvement et à la transplantation d’organes et de tissus humains est considérée comme restrictive par les praticiens. Pour être éligible, il faut être adulte majeur, en bonne santé et avoir un lien familial avec le receveur.
En clair, la loi autorise uniquement le père, la mère, le fils, la fille, le frère, la sœur, l’oncle, la tante, le cousin germain, la cousine germaine et le conjoint à faire don de leur organe. Un frein majeur, reconnaît Intissar Haddiya, professeur de Néphrologie au CHU Mohammed VI d’Oujda. «Les membres de la famille peuvent ne pas être éligibles pour des raisons de santé, c’est pour cela qu’il y a une pénurie de donneurs au Maroc. De plus, les Marocains doivent être sensibilisés sur le fait que le prélèvement d’organe est légal du point de vue religieux car les réticences sont nombreuses de ce point de vue», souligne-t-elle. Unanimes, Mme Haddiya et M. Houssaini plaident pour introduire dans la loi marocaine le concept de «consentement présumé». Toute personne décédée est susceptible de devenir un donneur d’organes, à moins qu’elle n’ait exprimé son refus de son vivant. Un principe qui, selon les médecins interrogés, facilitera grandement les prélèvements et les transplantations d’organes dans le royaume. Et les Marocains semblent plutôt disposés à franchir le pas. Selon un sondage réalisé par l’Association marocaine de lutte contre les maladies rénales et la promotion du don et de la greffe d’organes, 64% des sondés déclarent pouvoir donner un organe (76% après la mort) tandis que 80% souhaitent approfondir leur connaissance sur ce sujet.
Course contre la montre
Preuve que la transplantation constitue un espoir pour des milliers de Marocains, une prouesse médicale a permis de sauver la vie à deux patientes, au Centre hospitalier universitaire (CHU) Ibn Sina, à Rabat, les 9 et 10 septembre 2024. En partenariat avec l’Hôpital Paul Brousse, deux transplantations hépatiques à partir de donneurs vivants ont été réalisées en moins de 48 heures.
La première intervention, dans la nuit du lundi 9 au mardi 10 septembre 2024, a permis de sauver une jeune fille de 19 ans en état de coma en raison d’une hépatite fulminante, grâce au don de l’hémi-foie gauche de son père, âgé de 53 ans. Une seconde transplantation a été effectuée pour une patiente de 65 ans atteinte de cirrhose, avec l’hémi-foie droit de sa fille de 33 ans. Joint par Maroc Hebdo, Amine Souadka, chirurgien oncologue à l’institut national d’oncologie, membre de l’équipe qui a réalisé les deux opérations, s’est confié en exclusivité, exprimant sa grande satisfaction quant à la réussite d’une «opération d’une extrême complexité». Le chirurgien révèle que la première transplantation a été faite en urgence, en l’espace de 12 heures seulement, celle-ci n’ayant pas été programmée.
Atteinte d’une défaillance aiguë et n’ayant plus que quelques heures à vivre, la jeune fille de 19 ans a été sauvée grâce à un don de son père. Une équipe multidisciplinaire s’est alors engagée dans une course contre la montre. «Il y a plusieurs consultations qui sont faites avec le patient et la famille pour comprendre s’il n’y a pas de risque pour le donneur et le receveur, avec beaucoup de bilans et d’imagerie qui permettent d’analyser l’anatomie et l’architecture du foie qui va être coupé en deux pour être donné. Ensuite, il faut la validation des médecins experts qui relèvent du tribunal ainsi que l’accord du procureur du Roi », raconte M. Souadka, selon qui « la direction du CHU de Rabat a joué un rôle important pour rendre possible ce projet, lequel a vocation, à terme, à profiter à l’ensemble des CHU du Maroc, pour le bien du citoyen.
Un transfert de technologie qui a nécessité des années de travail. La mise en place du premier programme de Transplantation Hépatique (TH) au Maroc a débuté il y a cinq ans à l’Institut National d’Oncologie (INO) de Rabat par l’équipe du Centre Hépato-Biliaire (CHB) de Paul Brousse (AP-HP) avec l’AP-HP International. Depuis octobre 2019, plusieurs transplantations ont été effectuées au CHU Ibn Sina, aboutissant au transfert de compétences dans le domaine paramédical et médical en transplantation hépatique de manière générale.
Une étape importante de franchie grâce à ce transfert de technologie, reconnaît M. Souadka, qui ambitionne, avec son équipe, de consolider l’expertise dont ils disposent en matière de transplantation du donneur en mort encéphalique. Une volonté qui ne peut se généraliser à l’échelle nationale sans une démocratisation du don d’organes.