ENTRE LE MARTEAU ET L’ENCLUME

Appels au rétablissement d’un Etat-providence

L’Etat se doit d’améliorer les services de base comme la santé et l’éducation, car l’élément humain demeure la clé du développement de tout Etat.

La quasi-démission de l’Etat de la gestion de services sociaux comme l’éducation et la santé a créé un terreau fertile au développement non maîtrisé d’un secteur privé qui fait la pluie et le beau temps dans des services de base, censés être gratuits pour les Marocains. Si le secteur privé est essentiel dans un pays en voie de développement comme le nôtre, il doit être efficacement contrôlé. Outre l’absence de cette main invisible de l’Etat, la mauvaise gouvernance, les détournements de deniers publics et la corruption promeuvent l’émergence de lobbys privés peu enclins à proposer une offre de biens publics performants et surtout prenant en compte le pouvoir d’achat des Marocains. Il aura fallu attendre la pandémie du Covid- 19 pour nous rappeler la faillite structurelle de l’Etat dans sa gestion des services sociaux. Une mauvaise gouvernance qui ne date pas d’aujourd’hui et qui a la peau dure. Les Marocains ont eu le malheur d’y faire face cette année, que ce soit dans des secteurs vitaux comme l’enseignement et l’éducation ou encore la santé. La résilience d’un Etat fort dépend étroitement de la qualité de ses services sociaux et donc du bien-être de sa population. Sur ce point, le Maroc n’est pas si résilient qu’on pourrait le croire.

La poule aux oeufs d’or
La dernière sortie du gouverneur de la banque centrale, Abdellatif Jouahri, est édifiante. Face à un parterre de parlementaires, le wali de Bank Al-Maghrib nous a rappelé nos quatre vérités. Selon lui, l’Etat se doit d’améliorer les services de base comme la santé et l’éducation et l’élément humain demeure la clé du développement de tout Etat. Or, chez nous, l’éducation de ce capital humain a été quasiment sous-traitée au secteur privé. Un secteur privé qui, rappelons-le, a fait l’objet d’innombrables critiques lors de cette crise sanitaire. Les plaintes déposées auprès des associations de protection de consommateur pullulent et les vidéos de protestation sur les réseaux sociaux ont orné notre quotidien ces derniers mois.

Rappelons-nous que les écoles privées ont été les premières à demander des aides auprès de l’Etat, ceci alors que la grande majorité de ces écoles n’ont pas fermé et se font payer, généralement, par trimestre ou semestre. «C’est insultant pour les Marocains. L’Etat doit assumer ses responsabilités. Comment se fait-il que des entreprises privées qui n’ont pas été impactées par la crise demandent des aides, alors qu’elles bénéficient d’importants avantages fiscaux? Pourquoi l’Etat délaisse-t-il l’enseignement public au détriment d’un secteur privé qui ne s’intéresse qu’à l’enrichissement? », s’insurge Abdelghani Erraki, secrétaire général du Syndicat national de l’enseignement, affilié à la Confédération démocratique du travail (CDT).

Absence de tout contrôle
Comme lui, on se demande comment et pourquoi l’Etat a-t-il permis cette marchandisation d’un service de base censé être gratuit? Aujourd’hui, ces secteurs sociaux sont une poule aux oeufs d’or pour les investisseurs et les rentiers de tout bord. Les patrons d’écoles privées jouissent depuis une éternité d’avantages fiscaux très importants et d’un accès au foncier extrêmement avantageux ou gratuit. En parallèle, l’Etat semble absent de tout contrôle et supervision de ces établissements, que ce soit en termes de respect des cahiers des charges, de fixation des prix, de manuels scolaires, d’offre pédagogique… La dernière polémique sur les contrats d’assurance imposés par ces écoles privées en est le meilleur exemple. Pourquoi l’Etat a-t-il permis à des établissements scolaires de s’improviser courtiers en assurance? C’est illégal, mais aucune sanction ou reproche ne leur ont été adressés.

Pour y répondre, le ministère de l’Education nationale n’a fait que rappeler à ces hors-la-loi une loi qui date de 20 ans et qui n’a jamais été respectée, leur demandant «gentiment» de la respecter. Pire, ce lobby des écoles privées n’a jamais été aussi privilégié et protégé que puis l’arrivée des islamistes au pouvoir. Un secteur qui représente aujourd’hui plus de 15% du taux de participation à l’offre d’enseignement et d’éducation du pays. Un taux beaucoup plus important que dans des pays qui sont pourtant le porte-étendard du néolibéralisme comme les États-Unis.

Un néolibéralisme à la marocaine où l’Etat, par son laxisme et laisser-aller, s’entête à vouloir surveiller, superviser, contrôler et faire appliquer efficacement les lois. Abdelilah Benkirane, lorsqu’il était Chef du gouvernement, l’a clairement dit: L’Etat doit lever la main sur la santé et l’éducation. Insensée et dangereuse, cette déclaration nous démontre la véritable politique et orientations du pays dans ces secteurs où la marchandisation bat son plein.

Comme l’enseignement et l’éducation, la santé a depuis plusieurs années figuré parmi les opportunités d’investissement des plus alléchantes. Un secteur qui n’a jamais été aussi convoité par les hommes d’affaires que depuis l’arrivée de Houcine El Ouardi à la tête du ministère de tutelle et de Moulay Hafid El Alami à la tête du département du commerce et de l’industrie. Une libéralisation, privatisation et acquisitions tous azimuts d’hôpitaux, de cliniques, d’établissements de santé ont été observées ces dernières années. Dans un élan volontariste de désengagement de ce secteur, littéralement vital pour les Marocains, on prévoit également de privatiser prochainement les polycliniques de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS). Une faute stratégique grave.

Mauvaise gouvernance
Ceci dit, il ne s’agit pas ici de diaboliser un secteur privé nécessaire pour répondre à l’offre de soins ou d’un enseignement de qualité. Le secteur privé est essentiel dans chaque pays, surtout dans un pays en voie de développement comme le nôtre. Le hic se situe plutôt dans cette ouverture non contrôlée, le manque de supervision et de contrôle et l’absence de cette main invisible qui est une condition sine qua non pour toute économie saine, favorisant la libre concurrence et la cohabitation d’un secteur public fort et d’investisseurs privés résilients.

Or, au Maroc, cette équation fait défaut à plusieurs niveaux. Le secteur public souffre d’énormes carences. Des manquements qui ne sont pas la résultante de contraintes budgétaires, comme on l’entend à chaque préparation de projet de loi de Finances. Si le public a failli à sa mission en tant que garant de services de base de qualité, laissant le champ libre à certains investisseurs peu scrupuleux, c’est la faute à nos gouvernants et nos politiques. Les affaires de dilapidation de biens publics, de corruption et de mauvaise gouvernance jonchent les couloirs de nos institutions, administrations et ministères. Une mauvaise gouvernance qui coûte aux contribuables des dizaines de milliards de dirhams chaque année. Et les multiples rapports de la Cour des comptes sont là pour le confirmer.

Cette crise sanitaire a encore une fois permis l’enrichissement de beaucoup de responsables étatiques, des hauts cadres qui ne seront pas pour autant inquiétés par la justice. Des marchés très juteux ont été concédés de gré-à-gré. Plusieurs affaires de détournements et passation de marchés à plusieurs milliards de dirhams ont été médiatisées et personne n’a bougé le petit doigt pour réprimander ou demander des comptes. Et c’est le citoyen lambda qui en paie finalement le prix. Un citoyen qui se retrouve entre le marteau d’un secteur public défaillant et l’enclume d’un secteur privé onéreux qui fait la pluie et le beau temps.

Marchés juteux au gré-à-gré
«Il a fallu attendre une pandémie comme celle du coronavirus pour reconnaître le rôle primordial de l’intervention de l’Etat dans l’économie. Une économie qui se veut résiliente aux chocs est celle qui dispose d’institutions publiques capables de redresser les déviations d’ordre économique et même politique. Elle nécessite l’existence d’établissements de gouvernance forts et de qualité. Toutefois, la démission de l’Etat de certains secteurs vitaux est à mon sens une décision irrationnelle. Il doit s’insérer dans l’économie vu l’incapacité du secteur privé à remplir certaines fonctions de l’Etat. Ce dernier peut combiner entre les deux approches, donner la possibilité au secteur privé de produire les biens publics, mais il doit se réserver la possibilité de surveiller la qualité et la distribution optimale de ces biens», nous déclare l’économiste Zouhair Lakhyar.

Les crises de 1929 et celle de 2008 et leurs conséquences sur l’économie ont prouvé que, à eux seuls, les mécanismes de marchés n’avaient pas la capacité de réguler l’économie, surtout dans le volet social. «Il est préférable de revoir le rôle de l’Etat et ses fonctions dans l’économie et revenir à un Etat providence qui peut intervenir directement dans le champ économique et social dans la perspective de devenir une force de stabilité de l’économie », selon Lakhyar. Il y va de la stabilité de l’économie, de l’Etat et du développement de tout le pays. Un citoyen qui jouit de services de base de qualité, que ce soit pour les soins, l’infrastructure, le transport, l’eau, assainissement, l’électrification et l’éducation, est un citoyen épanoui. Et pas de développement d’un pays sans épanouissement de l’individu.

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