L’enseignement à distance aggrave-t-il les inégalités des chances?

TÉMOIGNAGES AU SUJET DE L’ÉCOLE EN PÉRIODE DU COVID-19

Adopté au Maroc depuis fin mars 2020 suite au confinement général décrété dans le pays après l’apparition des premiers cas du Covid-19, l’enseignement à distance a été présenté par le ministère de l’éducation comme la solution miracle. En l’absence d’une prise en compte du déficit des moyens permettant la généralisation de ce mode d’enseignement, le e-enseignement n’a fait que creuser les inégalités sociales.

Ce n’est secret pour personne que l’accès à une éducation de qualité au Maroc devient étroitement lié aux capacités financières des familles. Après les vifs débats traitant du recul de l’école publique au profit de l’école privée, la crise du coronavirus et l’adoption du e-enseignement ont mis à nu les défaillances de l’enseignement public ainsi que le manque des moyens consacrés au secteur.

La décision d’assurer la continuité des cours à distance sans tenir compte des inégalités économiques et sociales est une autre aberration du ministère de l’éducation nationale. Saïd Amzazi a fermé les yeux sur les élèves et étudiants des milieux défavorisés, ruraux, semi-urbains et zones recluses et a ignoré de plein gré leur incapacité à se procurer les moyens techniques et logistiques nécessaires pour adopter ce mode d’enseignement. Résultat? Encore une faille dans l’égalité des chances à l’école marocaine.

Pour mieux comprendre comment les élèves et étudiants des différents niveaux sociaux ont vécu cette expérience, Maroc Hebdo a recueilli quelques expériences de la vraie vie. Un échantillon peu représentatif en nombre, mais qui en dit long sur la galère des uns et le confort des autres. Ces témoignages sont en premier lieu des extraits de vie, non seulement des chiffres représentés à la hâte sans aucune explication.

Fatma, 54 ans, femme de ménage et mère de 3 garçons, dont un collégien
J’habite à Casablanca avec mes trois garçons. J’assure toute seule leur garde depuis que leur père a décidé de jeter l’éponge. Mes deux grands enfants ont quitté l’école un peu tôt car je ne pouvais aucunement assurer la scolarité des trois.

Le benjamin, Anass, est maintenant au collège. Élève moyen, nous faisons tout notre possible, ses frères et moi, pour qu’il puisse continuer ses études afin de se construire un avenir différent. Dès l’arrivée du Coronavirus, je n’avais plus de travail. Je faisais le ménage chez plusieurs familles par semaine pour subvenir aux besoins de mon foyer. Avec le confinement, j’étais cloîtrée chez moi à subir tous les jours les reproches de mon petit, qui ne trouvait aucun moyen de suivre les cours.

Je n’ai pas de télévision à la maison, encore moins un ordinateur. Le seul smartphone de la maison est celui de mon aîné, qui refusait de le donner à son petit frère pour qu’il puisse suivre l’évolution des cours. La pression était à son comble entre les deux frères avant que Anass ne décide de mettre de côté l’envie de savoir à quoi ressemblent ces cours à distance et de s’abandonner à la rue et aux jeux avec les enfants des voisins, qui sont aussi dans la même situation.

À l’annonce des résultats, Anas a échoué son année scolaire. L’école s’est basée sur sa moyenne obtenue au premier semestre en présentiel pour trancher. Aujourd’hui, il refuse de reprendre l’école, pour lui cela ne servira à rien, nous ne pourrons jamais avoir assez de moyens pour lui assurer une bonne scolarité avec des heures supplémentaires, dit-il, il ne perdra désormais plus son temps à l’école et profitera de ses journées pour développer un métier qui lui permettra de gagner sa vie. Je suis triste de voir tous mes enfants sans diplômes, mais il faut dire que ceci est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre.

Ghita, 19 ans, étudiante dans une école privée à Rabat
Le passage aux cours à distance n’a pas été facile au début. Le fait d’apprendre à étudier depuis chez moi n’a pas été chose banale, mais avec l’insistance et la présence permanente de nos professeurs et nos administrateurs, nous avons tous fini par prendre au sérieux ce mode d’enseignement pour éviter tout retard au niveau de notre formation. C’est à travers des applications et logiciels initiés par notre école que nous avons pû donner sens à cette classe virtuelle.

Malgré la suspension de tous les TP (travaux pratiques), nous avons réussi à boucler le programme de toute l’année et tout le monde est satisfait. Aujourd’hui je n’ai aucun problème avec ce mode d’enseignement, bien au contraire, cela m’a permis malgré l’esprit dubitatif du début, de développer mes connaissances en technologies et en informatique. Cet exercice me permettra de mieux maîtriser les choses si je choisis de faire un Master étranger à distance depuis le Maroc.

Jihane, 20 ans, étudiante en formation professionnelle
Je me considère en vacances depuis mars 2020. Contrairement à ce qui a été communiqué dans les médias, l’enseignement à distance n’est que théorique. Pour ma part, étudiante en première année, très peu de professeurs ont fait l’initiative de nous envoyer quelques cours ou de nous regrouper sur WhatsApp pour garder le contact. D’autres enseignants ont simplement disparu dans la nature, et nous n’avons appris aucun mot en plus dans certaines matières depuis l’arrêt des cours en présentiel à cause du confinement. En plus de certains professeurs disparus, les étudiants ont aussi été nombreux à rejeter cette alternative.

N’ayant pas les moyens d’avoir une bonne connexion internet en continu, ou de disposer d’un bon matériel (téléphone ou ordinateur) pour éviter les bugs, ces apprentis se sont aussi écartés en attendant une reprise normale des cours. Je passe maintenant en deuxième année, puisque les résultats de la première session m’ont permis de réussir, mais je ne sais pas comment les choses se dérouleront pour qu’on puisse récupérer tout ce que nous n’avons pas eu l’occasion d’apprendre en première année.

Résultante? L’enseignement à distance peut avoir de bons résultats si les moyens nécessaires sont mis à disposition des professeurs bien formés aux outils technologiques et informatiques et des élèves ou étudiants. Sans la mise en place de ces conditions, les disparités sociales accentueront l’inégalité des chances scolaires, et on se retrouvera avec de nouvelles générations à deux vitesses.

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