Les Marocains vont, psychologiquement, mal. Psychose, angoisse, peur, incompréhension, frustration, absence de visibilité et une confiance rompue avec leurs gouvernants. Comment en sommes-nous arrivés là et comment ceci aurait pu être évité? Éléments de réponses avec la psychiatre, anthropologue et écrivaine Rita El Khayat.
Dimanche 6 septembre 2020 au soir, le gouvernement décide, à la dernière minute, le reconfinement de Casablanca et l’adoption de l’enseignement à distance. Les parents d’élèves, déjà engagés dans des frais importants de scolarité, se sont sentis lésés et dupés. Un sentiment légitime, selon vous?
Ce problème, survenu en fin de semaine dernière, révèle plusieurs aspects relatifs à la gestion de cette pandémie. Un problème extrêmement complexe. J’ai assisté personnellement à des cas de femmes qui ont ressenti une très forte contrariété. Elles étaient préparées à la rentrée scolaire. La veille, on leur annonce des changements brusques. La frustration a été énorme. Maintenant, cette décision ne plaît pas à beaucoup de personnes, mais le problème ne se situe pas seulement dans la décision elle-même, mais plutôt dans le processus de prise de cette décision. Les gens se sentent lésés car on ne les implique pas, ils sentent qu’ils ne sont pas écoutés et peu importants aux yeux du gouvernement. Il fallait communiquer, expliquer, sensibiliser et tenir compte des préoccupations des Marocains.
Un gouvernement qui ne gère pas efficacement sa communication de crise? Un gouvernement incompétent?
Effectivement, le gouvernement a fait preuve d’une incompétence en matière de gestion de la pandémie. Le problème, et c’est ce qui est grave, c’est l’absence d’une didactique derrière les décisions. Une didactique essentielle pour gagner l’adhésion de la population. Cependant, on ne doit pas nier que la responsabilité de cet échec est partagée. Les gens sont inconscients de la gravité de la situation. Quand je sors dans la rue, j’ai l’impression que près de 60% des gens ne respectent pas les mesures sanitaires et font montre d’un grave degré d’irresponsabilité. Les masques ne sont pas portés ou mal portés et certains de ceux qui les portent le font par peur d’être sanctionnés par les autorités. Les gens ne changent de comportements que lorsqu’un proche décède à cause du Covid-19. Je pense qu’il faut changer la manière avec laquelle on communique avec les Marocains.
L’impact psychologique de cette crise sanitaire a-t-il été plus important chez les enfants et adolescents? Qu’en est-il des répercussions de l’enseignement à distance sur le développement mental des enfants?
Beaucoup d’enfants ont été fortement impactés, psychologiquement, par cette pandémie. Certains enfants font preuve d’une inconscience et croient qu’ils sont en vacances. Maintenant, il faudrait les écouter et produire des enquêtes détaillées sur l’impact psychologique et la santé mentale des enfants et adolescents. Comme partout dans le monde, l’instruction publique a baissé. Ce qui m’inquiète, c’est que cette génération va payer le prix fort de cette pandémie. Le niveau d’instruction sera beaucoup plus catastrophique qu’auparavant. Cette incidence sera énorme et pourrait mettre en péril toute une génération. De plus, on assiste à une remanipulation psychique chez les enfants, un problème qui s’étend de manière générale au niveau de toute la société.
Autre point inquiétant à mon sens. L’enseignement à distance. Comment voulez-vous assurer un bon enseignement à un enfant si les parents sont analphabètes ou illettrés? C’est quasiment impossible. Les enfants doivent être suivis, apprendre à vivre en société, l’autorité, le respect... Cet enseignement à distance se fera dans le chaos total. On parle d’informatisation, de digitalisation. Mais on ne peut pas passer d’un stade d’archaïsme avec des éléments rudimentaires à de l’hyper-modernité, ça ne se fait pas miraculeusement. Il faut traverser plusieurs étapes et baliser le terrain pour une transformation sociale réussie.
Sur les réseaux sociaux, les gens ne cachent plus leur colère et frustration relatives à des décisions jugées «hâtives, incohérentes et irresponsables» du gouvernement. La confiance a-t-elle été rompue entre les citoyens et le gouvernement?
Nous assistons à des décisions qui se prennent dans l’urgence et à la dernière minute. Il n’y a pas de planification et de contrôle de la planification. On ne sait pas comment les choses vont évoluer et comment peuvent-elles s’améliorer. Si les gens sont furieux, c’est parce qu’ils ont exprimé beaucoup de demandes et d’exigences, mais ils ont été déçus. Ce qui est pire, selon moi, c’est que la personne qui mène ce gouvernement est peut-être en conduite d’échec et il ne veut pas le reconnaître.
C’est une véritable perte de temps. Il faut, aujourd’hui plus que jamais, se remettre en question, chercher à identifier le mal, pourquoi nous n’avons pas consulté des partenaires dans notre prise de décision. Mais, pour atteindre cette prise de conscience et autocritique, il faut être humble et ne pas s’inscrire dans l’exercice du pouvoir. Je ne vous cache pas que je ressens une tristesse. Le prix à payer à cause de cette perte de temps est énorme que ce soit en termes de vies humaines ou d’apprentissage pour les enfants et les jeunes.
Pourtant, le Maroc était cité en exemple au début de la pandémie… Où est-ce que ça a déraillé?
Le Maroc a été, effectivement, admiré et cité en exemple. Alors qu’au début de la pandémie, nous avions les choses en main, aujourd’hui, nous sommes en train de dégringoler et l’épidémie risque de devenir incontrôlable. Vous savez, le Maroc est un beau pays et dispose de plusieurs atouts pour permettre un bon développement inclusif. Mais ce n’est pas avec de faux slogans qu’on atteindra ce développement.
Maintenant, il faut se poser des questions. Où se situe le problème? Comment sommes-nous passés d’une situation exemplaire à une catastrophe? Je pense qu’il faut d’abord ébranler les consciences par la persuasion. Il faut sensibiliser de manière efficace et puis renforcer l’approche sécuritaire dans les rues pour faire respecter les lois et les mesures sanitaires.