Driss Kassouri: "La crise actuelle du PJD est loin d’être conjoncturelle"

Professeur de sciences politiques à l'université Hassan II de Casablanca

Professeur universitaire et analyste politique, Driss Kassouri considère que le PJD “a muté”. Ce n’est plus un parti où les membres défendent des idéaux, mais plutôt des positionnements. Sur cette base, les divergences entre ses dirigeants ont commencé à éclater au grand jour.

Comment voyez-vous les problèmes internes qui secouent le PJD ces derniers temps?
Je pense que le Parti de la justice et du développement (PJD), qui a va boucler ses trente ans dans pas longtemps, a vécu, toute une génération durant, dans un mode partisan particulier: celui de la construction et du recrutement. Ce n’était pas toujours facile de recruter des cadres, des jeunes ou encore des femmes. Depuis presque une dizaine d’années, avec sa présidence du gouvernement, les choses ont changé.

Avant, c’était les dirigeants du PJD qui cherchaient de nouvelles recrues, maintenant ce sont des cadres qui frappent à la porte du parti. Avant, c’était la défense des idéaux et des principes qui rassemblaient les partisans. Maintenant, ce sont les intérêts personnels qui sont mis dans la balance. Chez les dirigeants du parti, il n’y a plus le même engagement pour la défense du programme du parti. Cela s’est traduit par une série de démissions aux niveaux local et régional. Maintenant, c’est au niveau national que les démissions ont commencé.

Vous voulez dire les démissions de Mustapha Ramid et Driss El Azami…
Les deux démissions ne relèvent pas de la même logique. Il y a certes des divergences entre Mustapha Ramid et Saâd Eddine El Othmani, secrétaire général du PJD. Mais la démission de M. Ramid est liée à son état de santé. On savait depuis des mois qu’il était malade, il a d’ailleurs subi une opération chirurgicale assez lourde. En écrivant sa lettre de démission, M. Ramid savait que S.M. le Roi allait la refuser. Abdelouafi Laftit, ministre de l’Intérieur, a été hospitalisé en France pendant des semaines et à aucun moment il n’a été question de le décharger de ses fonctions ministérielles. La démission de Driss El Azami, elle, par contre, c’est du sérieux.

Pourquoi?
Pour deux raisons essentielles. La première est que M. El Azami est l’un des historiques du parti. C’est l’un des ténors de la ligne dure du parti, un proche de Abdelilah Benkirane, l’ancien secrétaire général du parti et ancien Chef du gouvernement. Intellectuel, M. El Azami a été toujours l’un des sages de la direction du parti vers qui tous les regards se tournaient pour apaiser les tensions internes et aplanir tel ou tel différend.

Sa voix porte à l’intérieur du PJD. N’oubliez pas qu’en 2016, M. El Othmani l’a devancé d’une petite poignée de voix pour devenir secrétaire général du parti. En tant que membre du secrétariat général et président du conseil national, la seule annonce de démission de M. El Azami fait mal au parti. Deuxième raison, le contenu de la lettre de démission ne laisse pas indifférent. Il enfonce le clou, si j’ose dire.

Les critiques acerbes qu’il a formulées et qui ont justifié son départ…
Absolument. Contrairement à M. Ramid, qui s’est contenté de parler de son état de santé, M. El Azami a dressé un réquisitoire contre la direction du parti et ses agissements. «J’ai trop supporté, aujourd’hui je ne peux plus me taire», a-t-il dit, avant de parler de certaines pratiques des dirigeants du PJD qui vont à l’encontre des idéaux que le parti a toujours défendus. Et, pour résumer, M. El Azami ne se retrouve plus dans l’actuel PJD, devenu méconnaissable à ses yeux. Tout cela à quelques mois des prochaines échéances électorales.

Il y a quelques années, on n’entendait presque jamais parler de démission au sein du PJD. Qu’est-ce qui a changé maintenant?
Avant d’arriver en tête aux législatives de 2011 et de prendre la chefferie du gouvernement, le PJD, tout en étant parti politique, calquait le mode de fonctionnement interne des organisations religieuses. Il y avait une sorte de chape de plomb qui ne laissait rien filtrer à l’extérieur. Cette organisation facilitait la tâche à la direction pour contourner les divergences internes, tuer dans l’oeuf toute tentative qui va à l’encontre de la ligne établie. Cela a été facilité parce que les membres du parti n’avaient rien à perdre, n’avaient pas de privilèges ni de statut social à préserver.

Avec la nomination de M. Benkirane au poste de Chef du gouvernement et presque une dizaine de ministres PJD, sans oublier les mairies de plusieurs grandes villes, les choses ont changé. Chaque ministre a nommé une bonne poignée de ses proches au sein du cabinet, chaque maire a placé des PJDistes dans les rouages de la commune, les nominations à des postes de hauts fonctionnaires… Cela crée forcément une nouvelle élite qui ne veut en aucun cas laisser tomber ses privilèges actuels. Les principes du parti sont relégués au second plan. De ce fait là, la notion de discipline, qui était la force du parti, a volé en éclats. Les divergences sont étalées au grand jour. Chacun défend ses positions.

Cela n’apparaissait pas du temps de M. Benkirane, chef du parti et du gouvernement…
Peut être vu sa personnalité, M. Benkirane parvenait à cacher les divergences. Mais quand il a commencé à défendre l’incompatibilité entre plusieurs responsabilités, les siens se sont braqués contre lui. Pourquoi empêcher le maire d’une ville d’être parlementaire, selon certains d’entre eux? Ce qui a posé de sérieux problèmes à M. Benkirane dans ses négociations avec les autres partis sur divers projets.

Quel avenir alors pour le PJD?
La crise actuelle que le PJD traverse est loin d’être conjoncturelle. C’est une véritable lame de fond qui va conduire à d’autres départs, d’autres problèmes internes. On a vu, lundi 1er mars 2021, Abdelilah Benkirane s’en prendre à la direction du PJD et menacer de quitter le parti si le projet de loi légalisant le cannabis est adopté… Il faut bien le dire, on est face au vrai PJD, un parti comme les autres, loin d’être puriste, avec des dirigeants et des militants de base tout aussi faillibles que ceux des autres partis.

Un parti divisé entre ceux qui ont des privilèges et les autres. Quelle que soit l’issue de la démission de M. El Azami ou des autres, le PJD d’aujourd’hui n’est pas celui d’il y a quelques années. Il a sérieusement muté pour devenir un parti comme les autres.

Articles similaires