Dominique Vidal : "Ce qui se passe à Gaza est un génocide"


Suiveur depuis plusieurs décennies du Proche-Orient, qu’il a couvert pour de nombreux médias français comme dans le cadre d’une dizaine d’ouvrages consacrés plus spécifiquement au conflit arabo-israélien, Dominique Vidal insiste dans cette interview sur le caractère génocidaire de l’action menée actuellement par les forces israéliennes à Gaza.

Cela fait des décennies que vous suivez le Proche-Orient, auquel vous avez consacré de nombreux ouvrages. Que vous inspire la situation actuelle dans la bande de Gaza, à l’aune de l’offensive militaire qu’y mènent les forces israéliennes depuis le 9 octobre 2023?
Ce que cela m’inspire? C’est clairement et simplement une tragédie; une tragédie d’autant plus insoutenable qu’elle est là, retransmise devant nos yeux à tous, ceux de la communauté internationale, sans que rien ne soit fait pour arrêter le massacre. Si on veut en parler en termes plus clairs, et on y reviendra sans doute plus tard plus en détail, nous sommes là, de toute évidence, face à un génocide. Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier ce que sont en train d’accomplir les forces israéliennes. Maintenant, je vous parlais de tragédie; celleci est double pour moi car à chaque fois qu’un conflit advient au Proche-Orient, on pense avoir vu le pire. Malheureusement, on a toujours tort de le croire. Dans la région, le pire fait toujours partie du champ des possibles.

Vous parlez de génocide à l’encontre des Gazaouis. Pouvez-vous être plus explicite à ce propos?
En juillet 1995, si vous vous en souvenez, à Srebrenica, petite ville de Bosnie-Herzégovine, l’armée de la république serbe de Bosnie du général Ratko Mladic avait fait assassiner quelque 8.000 Musulmans bosniaques, événement que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et la Cour internationale de justice (CIJ) avait considéré comme étant une entreprise génocidaire. Valeur aujourd’hui, ce sont déjà 10.000 Palestiniens qui ont été tués à Gaza. Donc sur le plan des chiffres, si je puis dire, le compte y est largement. Mais l’intention a elle aussi été clairement exprimée par les dirigeants israéliens. La veille du début de l’opération “Épée de fer”, le ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant, avait devant tout le monde taxé les Palestiniens de Gaza d’“animaux humains”. Il y a, en somme, suffisamment d’éléments pour valoir à l’État d’Israël aujourd’hui une accusation de génocide.

Qu’est-ce qui empêche selon vous que la communauté internationale condamne ouvertement Israël pour son action dans la bande de Gaza?
Vous savez, c’est l’éternelle question de l’intérêt des États, ce “monstre froid”, comme on dit. Dans quelques semaines (en décembre 2023, ndlr), et ce comme chaque année, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) va adopter un magnifique texte où elle va demander que cesse l’occupation israélienne des territoires palestiniens et que les Palestiniens puissent disposer de leur propre État. En 2022, tout le monde avait été derrière à l’exception évidente d’Israël, celle non moins évidente des États-Unis, et puis de trois autres grandes puissances, on dira, à savoir les îles Marshall, Nauru et les Philippines. A part ces cinq pays, tous ont clairement exprimé leur soutien à l’établissement d’un État palestinien. Maintenant dans les faits, est-ce que ces États font concrètement le nécessaire, dans l’action diplomatique qu’ils mènent, pour oeuvrer à cet objectif? Dans une certaine mesure, oui, peut-être, mais jusqu’à quel point le font-ils alors sérieusement? Cela répond, je pense, largement à votre question.


Est-ce à dire que, pour vous, diplomatiquement, et en dépit de la défaite qu’il semble connaître au plan de la bataille des images, Israël a gagné?
Au moment présent, il gagne, bien évidemment, puisque, pour revenir à ce que l’on disait avant, il ne se voit pas condamné pour le génocide qu’il mène à Gaza. Mais sur le long terme? Ce qu’il y a lieu de rappeler, c’est cette évidence géographique qu’Israël se trouve dans un cadre arabo-musulman, et que pour qu’il puisse y garder une place, il a un besoin, je dirais vital, de laisser s’établir un État palestinien. Sans État palestinien, il se condamne à la guerre constante, et très franchement je ne le vois pas gagner constamment, comme d’ailleurs l’a illustré l’offensive qu’il a subi le 7 octobre 2023 de la part du Hamas.

Et puis, mettons que les États arabes jouent le jeu, comme cela a semblé pouvoir devenir le cas avec les accords d’Abraham. Quid des masses? Vous êtes vous-mêmes au Maroc, vous n’êtes pas sans savoir que ce n’est pas la majorité de la population qui est favorable à la normalisation; je dirais même que c’est tout-à-fait le contraire, comme je crois le comprendre à partir de la mobilisation que je vois actuellement prendre pied dans la rue et tel que me le rapportent aussi les nombreux amis marocains que j’ai. J’en profite d’ailleurs pour vous signaler les enquêtes que mène régulièrement le Centre arabe de recherche et d’études politiques (CAREP) de Doha à ce sujet et dont j’ignore pourquoi elles sont généralement ignorées. Elles disent clairement que dans l’ensemble des pays arabes, seul un dixième de la population, tout au plus, est d’accord avec une normalisation qui se ferait avec Israël sans règlement de la question palestinienne. C’est un travail très sérieux qui mobilise de nombreux chercheurs et fait appel à des milliers de sondés dans le monde arabe.

Ce que vous dîtes tombe, a priori, sous le sens, mais pourquoi ce discours ne trouve-t-il pas d’écho en Israël, à en croire en tout cas le fait que la classe politique se droitise au fur et à mesure?
Dans le contexte actuel qui fait suite à l’attaque terroriste du Hamas, ce n’est certainement pas le moment idoine pour faire la promotion, en Israël, du discours de paix avec les Palestiniens, sachant que, comme vous le dites, la droite et l’extrême droite ont depuis belle lurette raflé la mise au plan politique. Je dirais que de façon générale, l’illusion s’est développée au sein de la classe politique israélienne que la colonisation pouvait se poursuivre en toute impunité. N’oublions pas que cette année 2023 nous commémorons le trentième anniversaire des premiers accords d’Oslo, et à l’exception de l’intermède de l’ancien premier ministre Yitzhak Rabin, qui s’est de toute façon rapidement refermé après son assassinat (en novembre 1995, ndlr), ces accords n’ont jamai été mis en application par Israël.

D’un autre côté, on a assisté, au cours des trois dernières années, à la signature des accords d’Abraham, et cela a sans doute aussi contribué à renforcer l’idée qu’Israël pouvait trouver sa pleine place dans la région sans avoir rien à céder aux Palestiniens. Mais on l’a vu, Bahreïn a finalement rompu ses relations (le 2 novembre 2023, ndlr), et par ailleurs l’Arabie saoudite, qui était en négociation avancée avec Tel-Aviv pour normaliser selon le propre aveu du prince héritier Mohammed ben Salmane, semble en tout cas pour l’heure tempérer de ses ardeurs. La politique de l’autruche israélienne n’est donc clairement pas tenable.

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