Dissension autour de la darija à l’école

ENSEIGNEMENT. Le projet de la darija à l’école refait surface avec force polémique. Les prises de position sont virulentes et passionnelles. En tant qu’élément constitutif de l’identité nationale, l’arabe classique est incontournable. Mais le problème de la langue d’enseignement pénalise toujours le système éducatif. Le salut par un vrai bilinguisme. ENSEIGNEMENT. Le projet de la darija à l’école refait surface avec force polémique. Les prises de position sont virulentes et passionnelles. En tant qu’élément constitutif de l’identité nationale, l’arabe classique est incontournable. Mais le problème de la langue d’enseignement pénalise toujours le système éducatif. Le salut par un vrai bilinguisme.

Il y a des questions qui ne peuvent pas être hors-saison, du moment qu’elles sont de toutes les saisons. L’enseignement, avec ses problèmes à dimensions multiples et variables, et sa réforme constamment infaisable, est de celles-là. Nous ne nous sommes donc pas trompés de rentrée des classes et des campus. Il y a un factuel qui justifie ce décalage.
Le Conseil supérieur de l’enseignement, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS), dirigé par Omar Azziman, aurait recommandé l’utilisation de la darija (dialectal marocain) à la maternelle et dans les deux premières années de l’école primaire. Lors du conseil national du PJD, tenu le 20 février 2015, Abdelilah Benkirane, secrétaire général de ce parti et néanmoins chef du gouvernement, a fait une véritable diatribe contre ce projet, jugé funeste, voire attentatoire aux fondamentaux constitutifs de l’identité nationale et à son véhicule linguistique.

Joutes oratoires
Ce ne sont pas seulement deux personnalités politiques de premier plan qui s’expriment, mais deux institutions majeures qui se trouvent en désaccord absolu sur un sujet hyper-sensible. Le système éducatif marocain, qui a consommé toutes les facettes de sa vacuité et de son échec, n’avait pas besoin de ça. Mais peut-être qu’à quelque chose malheur est bon.
Entre M. Azziman et M. Benkirane, aux antipodes l’un de l’autre, il y a un homme par qui ce branlebas de combat est arrivé. Noureddine Ayouch, car c’est de lui qu’il s’agit, est un homme des médias archi-connu, un activiste associatif infatigable et un communicant hors-pair. Il est à l’origine de cette proposition qui a mis en émoi le landernau politico-intellectuel. Un bref rappel. Les 5 et 6 octobre 2013, M. Ayouch organise un colloque international sous le thème “Les chemins de la réussite”.
Il en est sorti un rapport qui a été soumis à l’appréciation de S.M. le Roi et de son entourage. Parmi ses recommandations, l’introduction de l’arabe dialectal en tant que langue d’enseignement dans le préscolaire et à l’entame du primaire. S’ensuit une vive polémique dans les cercles plus ou moins avertis et dans les familles concernées. Les joutes oratoires sont d’une rare virulence. Rarement un sujet aura suscité autant de débats et de passion.
Dans ce forum aux dimensions nationales, Abdallah Laroui a répondu volontiers aux sollicitations des médias. Au grand bonheur de tous ceux qui lisent ses ouvrages et s’imprègnent de sa pensée. Lui, dont les apparitions médiatiques sont rarissimes, a accordé une interview en cinq épisodes au quotidien Al Ahdat Al Maghribia, quelques jours après le colloque de M. Ayouch, et consenti à un débat télévisé avec Noureddine Ayouch. Il en ressort que le grand penseur marocain n’est pas contre l’utilisation d’une langue médiane entre darija et arabe classique, dans les premières années de la scolarité. Sans plus.
La darija en tant que telle, estimet- il, ne devrait pas sortir de l’espace public où dominent des modes d’expression qui relèvent de l’oralité et de l’image, tels le cinéma, la chanson, les séries télévisées, le théâtre et les prestations des chansonniers. Il n’y a donc pas lieu de confondre un parler quotidien avec l’arabe classique, qui tient de l’écrit.

Un projet dangereux
Pour M. Laroui, vouloir faire de la darija une langue de production de concepts et d’oeuvres de haute teneur intellectuelle est un projet dangereux. Car il nous couperait de notre patrimoine culturel qui a toujours été véhiculé en arabe classique.
Si l’hypothèse d’une darija transcrite et grammaticalisée se confirme jusqu’à envahir le processus éducatif, nous serions obligés, dit-il, de passer par la traduction de l’arabe classique au dialectal pour accéder aux ouvrages d’Ibn Khaldoun, par exemple. Une projection qui n’est pas près de se produire, mais qui donne la portée ultime et non souhaitable de ce projet.
Qui sont ces invités-surprises de la darija; dans quelle sphère médiatique opèrent-ils et quelle est leur motivation? Ce sont en général des jeunes et des moins jeunes, issus de milieux plutôt aisés. Ils ont pour la plupart fait leur scolarité dans des établissements qui relèvent du service culturel français. Pour eux, l’arabe classique est pratiquement une langue étrangère.

Gourmandise dialectale
Quant à la darija, ils la perçoivent et la pratiquent comme un dialecte exotique qui rentre dans le domaine de l’anthropologie linguistique. Ils ne la parlent, d’ailleurs, qu’en cas de nécessité absolue. Lorsqu’ils sont entre eux, c’est un français fleuri qui prévaut, agrémenté de quelques vocables argotiques empruntés à la périphérie parisienne.
Les animateurs de ce microcosme hermétique où l’acculturation le dispute à la déculturation, semblent avoir jeté leur dévolu sur les médias et les métiers de la pub. L’hebdomadaire Nichane, version darija de Tel Quel, a joué le rôle de précurseur en la matière. Il a été mimé par Doumane. Quelques sites internet, lorsqu’ils ne sont pas de leur création, s’attachent leurs services. Ils y sévissent avec la même gourmandise dialectale que sur les panneaux publicitaires. Souvent, le parler marocain est transcrit en caractères latins. On ne sait, alors, plus sur quelle planète on vogue.
Apparemment, c’est ce genre de patois que l’on veut inviter sur les tableaux noirs de nos chères petites têtes brunes. Lesquelles auront pour modèle des spécimens irrémédiablement hybrides. De quoi les plaindre et surtout s’inquiéter pour eux.
Pour être juste, il faut bien préciser qu’une bonne part de ceux qui font des envolées lyriques sur la langue arabe, sur son assise religieuse et sur son apport culturel, ne manquent pas d’inscrire leur progéniture dans les écoles de la mission française. Paradoxal, mais vrai.

Erzats de bilinguisme
Cette duplicité schizophrénique a fait beaucoup de mal à notre système scolaire. Dans l’erzats de bilinguisme, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, les jeunes arrivent aux portes des universités et des instituts supérieurs sans maîtriser correctement ni l’arabe, ni le français ou toute autre langue étrangère. Un système qui se suffit à lui-même pour produire son échec monstrueux, sans le supplément aggravant de la darija.
Ceci dit, que la darija soit ou ne soit pas admise dans l’enceinte scolaire et dans les limites prévues, il y a bel et bien un problème de langue d’enseignement qui persiste et qui dure comme l’un des handicaps majeurs de notre corpus scolaire et universitaire.
Les tenants d’une arabisation totale et intégrale pensent que, par-delà la darija, c’est la langue arabe qui est visée. Elle serait la cible principale d’un lobby francophone et francophile. Un collectif de défense de la langue arabe s’est constitué à cet effet. Tout se passe comme si, dans l’imaginaire de ces protagonistes, un duel d’élimination réciproque opposerait Al Moutanabbi à Voltaire. Alors qu’il n’y a pas longtemps, ces deux plus belles plumes, témoins de leur époque et de leur société, étaient parfaitement compatibles.
C’était le temps où l’arabe et le français étaient complémentaires; deux langues d’enseignement dans un même système scolaire fondé sur le bilinguisme. Un système qui a prouvé son efficacité, sans coupure linguistique entre le cycle primaire et secondaire, d’une part, et l’université, d’autre part.

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