Discrimination juridique envers les enfants nés hors mariage

Un drame social

Si la société reconnaît la filiation naturelle entre la mère et son enfant, ce n’est hélas pas le cas pour la filiation paternelle, Et ce, en dépit de toute expertise scientifique. Et pourtant au Maroc, chaque jour , 200 enfants naissent dans l’illégalité et sont par conséquent condamnés à vivre dans l’illégitimité. Ainsi en a décidé la cour de cassation en se référant à une exégèse du XIe siècle pour estimer qu’un enfant illégitime est « étranger » à son père. Exit le lien biologique établi par l’ADN.

Les associations de défense des droits de l’enfant ne décolèrent pas. La décision de la Cour de Cassation de dénier aux enfants nés hors mariage leur filiation à leurs pères les a prises de court. La présidente de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM), Amina Lotfi, est même allée jusqu’à la qualifier d’“inconstitutionnelle”. “La Constitution prône l’intérêt suprême des enfants, abstraction faite de leur situation familiale,” a-t-elle plaidé.

Rappel des faits: le 30 janvier 2017, la section de la justice de la famille de la ville de Tanger avait reconnu la parenté entre un homme et sa fille naturelle, après qu’un test ADN eut établi qu’il était bel et bien son géniteur. Cette parenté est certes à distinguer de la paternité, puisqu’elle ne permet pas, par exemple, à l’enfant de bénéficier d’une pension alimentaire comme le réclamait la mère, qui s’était constituée partie civile, mais les juges avaient de toute façon trouvé la parade en condamnant le prévenu à verser une indemnité unique de 100.000 dirhams à titre de dommages et intérêts.

Pour légitimer son jugement, le tribunal s’était notamment appuyé sur la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, ratifiée en juin 1993 par le Maroc et dont le premier alinéa de l’article 7 stipule que “l’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux”, mais aussi le Coran, dont par exemple le verset 5 de la sourate d’Al-Ahzab dit ceci: “Appelez-les du nom de leurs pères: c’est plus équitable devant Allah”.

Et du reste il y avait aussi l’argument constitutionnel et plus précisément la référence à l’article 32 de la loi fondamentale, qui charge l’État d’“assure[r] une égale protection juridique et une égale considération sociale et morale à tous les enfants”, et ce, comme l’a donc fait remarquer Mme Lotfi, indépendamment du fait qu’ils soient nés hors ou en plein mariage. “C’est important que la justice ne stagne pas. En tant que juges, nous avons une lourde responsabilité.

Franchement, je ne sais pas si mon jugement fera jurisprudence. Mais c’est un effort que je me devais de faire. Je ne pouvais rester insensible à la situation de ces enfants privés de leurs droits pour la simple raison que seule une certaine interprétation des textes en vigueur devait être retenue. Tant qu’il y a matière à innover et à proposer des alternatives, pourquoi ne pas le faire?,” nous avait alors confié le président du tribunal, Mohamed Zerda, avec qui nous avions eu l’occasion de discuter (lire n°1200, du 3 au 9 mars 2017).


Mohamed Zerda, un juge précurseur.

Primauté des conventions internationales
Mais ce type d’alternatives en particulier ne semble donc pas avoir bonne presse auprès de la Cour de Cassation ni d’ailleurs auprès d’autres juges, puisqu’il faut rappeler que dès octobre 2017 la Cour d’Appel de Tanger avait invalidé le jugement prononcé par M. Zerda et que la Cour de Cassation ne fait, en fait, qu’appuyer cette invalidation et qu’elle n’en est pas à l’origine.

La Cour d’Appel de Tanger avait, dans ce sens, estimé que M. Zerda s’était d’abord, sur la forme, rendu coupable d’“abus de pouvoir”, dans la mesure où il ne se serait pas arrêté à ce qui lui avait été demandé et qui était en l’occurrence de seulement reconnaître le lien biologique entre le prévenu et sa fille, et qu’il n’avait donc pas à prononcer l’indemnité de 100.000 dirhams en faveur de cette dernière et de sa mère.

Et, sur le fond, la même cour, tout en concédant la primauté, reconnue dans son préambule par la Constitution, des conventions internationales ratifiées par le Maroc, et donc la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, a ceci dit souligné que le même préambule conditionnait cette primauté par notamment les dispositions constitutionnelles et les lois nationales. Lesquelles lois considèrent que “la filiation illégitime ne produit aucun des effets de la filiation légitime vis-à-vis du père” (article 148 du code de la famille).

Et, par ailleurs, la Cour d’Appel de Tanger avait aussi renvoyé à l’article 32 de la Constitution, que M. Zerda avait donc cité dans son jugement, où l’on peut également trouver, dans le premier alinéa, que “la famille, fondée sur le lien légal du mariage, est la cellule de base de la société”, pas ce qu’elle qualifie de relation “adultérine”. Ce qui, à ses yeux, mais aussi à ceux de la Cour de Cassation, qui a estimé que la Cour d’Appel de Tanger “a bien motivé sa décision”, rend donc le jugement de M. Zerda “infondé”. “L’enfant adultérin (...) n’a pas de lien de paternité avec le père et n’est rattaché à lui ni en termes de parenté ni en termes de paternité,” a conclu la Cour de Cassation.

Cette dernière s’est toutefois gardée de citer, dans son jugement, l’exégèse d’Ibn Hazm sur laquelle s’était notamment appuyée la Cour d’Appel de Tanger pour annuler le jugement de M. Zerda et qui, dans les rangs de la société civile, a le plus fait couler de l’encre, étant donné que ledit Ibn Hazm a vécu il y a 1.000 ans (entre 994 et 1064 de notre ère, plus exactement) et que son exégèse était surtout intervenue dans un contexte où il n’y avait pas encore de test ADN et qu’il était donc impossible de dire avec certitude si un enfant donné était bien celui de tel ou tel homme; le seul lien certain étant celui qu’il avait avec sa mère.

Et encore, il y a un célèbre hadith du prophète Mohammed, que la Cour d’Appel de Tanger et la Cour de Cassation ont choisi d’ignorer mais dont M. Zerda avait, lui, fait mention, et qui décrète que “l’enfant appartient au lit”, c’est-à-dire au père, quand bien même il aurait été conçu en dehors des liens du mariage.

Droits fondamentaux des enfants
Pourquoi donc continuer de s’appuyer sur une législation dont les propres auteurs ont toujours eux-mêmes reconnu le caractère temporel? Certes, “la situation est”, comme l’indique l’islamologue Abdellah Chérif Ouazzani, joint par nos soins, “complexe et nécessite une étude approfondie de la part des fouqaha, juristes et sociologues pour émettre une fatwa adaptée à la situation”. “Il ne faut pas surenchérir sur le sujet,” a-t-il même ajouté. Mais il n’en demeure pas moins que la question mérite d’être posée, et cela pas nécessairement aux juges à l’origine des jugements contre la reconnaissance de parenté entre un homme et son enfant naturel. On peut même, dans une certaine mesure, considérer que ces juges n’ont fait que s’en tenir aux dispositions en vigueur.

C’est dès lors plutôt à ces dispositions qu’il faut jeter la pierre, car tout bonnement elles ne s’avèrent plus conformes à notre réalité actuelle et, en l’espèce, laissent des milliers, voire carrément des dizaines de milliers, d’enfants privés d’un de leurs droits les plus fondamentaux. Car la femme qui a voulu que justice soit rendue à sa fille est loin d’être un cas isolé; c’est juste qu’elle est allée jusqu’au bout de son combat.

Nos législateurs vont-ils donc continuer à laisser se dérouler ce drame quotidien comme si de rien n’était, sans même y réfléchir et essayer de trouver des aménagements légaux qui permettraient au moins d’un tant soit peu adapter la législation et la rendre un peu plus conforme à la réalité du moment? Pourquoi, si l’on tient tant donc à la tradition juridique musulmane, privilégier le littéraliste Ibn Hazm et pas, par exemple, l’approche des objectifs (maqassid) de la charia de l’imam Chatibi, qui, en plus d’être lui aussi andalou, est plus récent de trois siècles et se rattache ouvertement au malékisme, doctrine officielle du Royaume (dont Ibn Hazm s’était, lui, progressivement éloigné en faveur du chafiisme)?

Domination masculine
Et ce que l’on peut dire de la question des enfants nés hors mariage peut être aussi généralisé à d’autres thématiques sociétales ayant plus ou moins fait l’actualité au cours des dernières années. Parmi celles-ci, il y avait notamment celle de l’avortement, sur laquelle le roi Mohammed VI était personnellement intervenu au début de l’année 2015, sans toutefois que les propositions que lui avaient alors soumises, suite à des rencontres et des consultations élargies avec tous les acteurs concernés, le ministre de la Justice, Mustapha Ramid, celui des Habous, Ahmed Toufiq, et le président du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), Driss El Yazami, n’aient été prises en compte -elles devaient l’être dans le cadre du nouveau projet de Code pénal, mais ce dernier est depuis plusieurs années déjà lettre morte.

Et on pourrait aussi y ajouter la question de l’égalité en héritage entre hommes et femmes, qui avait notamment eu l’appui, en mars 2018, de la présidente du Centre d’études et de recherches féminines en islam (CERFI) de la Rabita mohammadia des oulémas, Asma Lamrabet, avant que celle-ci ne se trouve en moins de dix jours obligée de rendre son tablier et de renoncer à sa charge.

À chaque fois donc, on trouve un establishment religieux qui se cabre sur le soi-disant strict respect des canons, alors qu’il s’agit sans doute d’abord en vérité d’une simple manifestation de la domination masculine sur la société, comme l’ont notamment démontré dans leurs écrits la féministe marocaine Fatima Mernissi ou encore l’Américaine Amina Wadud. Dans son ouvrage Le Harem politique, publié en avril 1987, Mme Mernissi écrivait notamment ceci: “Si les droits des femmes sont un problème pour certains hommes musulmans modernes, ce n’est ni à cause du Coran, ni à cause du Prophète, et encore moins à cause de la tradition islamique, c’est simplement que ces droits sont en conflit avec les intérêts d’une élite masculine.”

Et à cet égard il y a lieu de relever qu’à la tête des principales instances judiciaires nationales on ne trouve pratiquement que des hommes; ce qui est sans doute, dans le fond, loin d’être fortuit. Que, comme l’a souligné M. Chérif Ouazzani, des fatwas se doivent d’être émises est sans doute une urgence impérieuse, car plus on laisse les choses traîner plus l’on se rend complice d’un véritable crime contre des enfants qui, et quoi que puissent en dire d’aucuns, sont bel et bien ceux de leurs pères, mais aussi, in fine, ceux de tous les Marocains, y compris les législateurs...

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