L'après-séisme du 8 septembre 2023

Chronique d’Elmahdi Benabdeljalil : Mon cri de colère


Je n’arrive pas à assimiler comment la situation de vie de plus de 350.000 personnes qui vivent dans des tentes non adaptées aux rudes conditions hivernales ne soit pas érigée en priorité.

Jeudi 16 novembre 2023, 11h35. Cette semaine j’écris du train, en direction de Rabat. Le périple continue et nous allons pouvoir avancer sur le soutien de nos actions à travers l’acquisition de “Folles sagesses”, mon deuxième livre solidaire, qui tente de contribuer humblement aux actions que nous menons dans le Sud avec notre association Amal Biladi.

C’est la vente de “Folles sagesses” qui me permet de financer une action importante que nous menons sur le terrain parallèlement aux actions de distribution de dons, de soutien psychologique et de tentatives de reloger temporairement quelques familles. En effet, Amal Biladi a mandaté l’Académie rurale d’excellence pour que Kenza Belahnech, ingénieure, doctorante et consultante en éco-construction, puisse mener deux missions de front. La première est celle de nous permettre d’identifier les conditions dans lesquelles nous pourrions participer à la reconstruction ou au moins à quelques bâtiments collectifs du douar d’un douar (a priori Tajgalt, dans la province de Taroudant). La deuxième, qui s’est rajoutée au fil de l’eau, est d’étudier la mise en place de solutions d’habitat temporaire ou de transition pour permettre à quelques dizaines, voire centaines de familles de sortir de l’étau de la tente pour passer un hiver au chaud et en sécurité, en s’appuyant sur le travail de longue haleine d’associations comme Arbre de vie, citée dans les derniers articles.

Nous tentons notamment d’accompagner le concept de “noualas” développé par Elie Mouyal et ses collaborateurs pour proposer un abri auto-construit, vérifié techniquement en terme d’isolation thermique et de résistance parasismique et à un prix très intéressant, puisqu’il est aujourd’hui à 10.000 dirhams.


Il faut savoir que nous avons beaucoup de difficultés à faire aboutir ce projet sur le terrain, notamment à cause du manque de motivation ou l’incapacité des populations à faire de l’auto-construction dans leur attente des aides, mais aussi à cause de complications administratives et des actions non concertés de nombreux interlocuteurs dont les avis et orientations ne convergent pas. Beaucoup de prétextes non convaincants en somme, surtout lorsque l’on observe avec de la hauteur et du recul le poids des intérêts personnels et financiers face à la situation précaire de centaines de milliers de personnes.

Tout l’écosystème concerné est dans l’attente depuis plus de 2 mois que l’équipe de l’Agence du Haut Atlas soit nommée et se prononce enfin sur des directives censées redonner de la dignité à une frange importante de la population, population qui a eu besoin d’un événement aussi tragique qu’un tremblement de terre pour que beaucoup se souviennent de son existence. Aujourd’hui, 2,5 millions de personnes n’existent plus pour beaucoup de nos concitoyens et de nos décideurs, ou alors, ils le montrent très mal sur le terrain. Ce qui me surprend le plus, c’est l’absence totale de prise de conscience du risque lié aux débordements potentiels, à la vague de criminalité qui peut subvenir d’une proportion importante de personnes ayant vécu un traumatisme grave et aux risques de récupération de la part d’extrémistes religieux. Ces différentes problématiques sont observées sur le terrain et rendent ma colère et mon désarroi encore plus exacerbés, surtout lorsque je vois comment ces enjeux ne sont pas pris en considération avec le vigueur et l’humanisme nécessaires, par les autorités et responsables administratifs concernés.

Quelle est la part de risque que demain ces foyers ne veuillent pas quitter un habitat temporaire qui leur est octroyé, sur un terrain qui leur appartient à eux ou à un des membres de la famille, par rapport au risque que représentent la colère de personnes entassées dans des tentes, non adaptées au froid et à la pluie, souvent sans toilettes et sans douche? Par ailleurs, les “bruits” liés au processus de reconstruction, à l’octroi des dédommagements, aux entités concernées par les projets de relogement ne sont pas du tout rassurants; comment les fonds sont redistribués, calculés, donnés? Comment un foyer de 10 personnes va se débrouiller avec une “pension” de 2.500 dirhams par mois? Pourquoi un foyer qui ne compte pas “de chef de famille homme” ne touchera pas de subvention? A-ton conscience que nous sommes en train de parler de plusieurs centaines de milliers de personnes? A-t-on conscience que plusieurs autres millions de personnes qui vivent aussi dans des conditions déplorables dans le Maroc rural, ce Maroc mal connu et délaissé par beaucoup, voient ce qui se passe, et se disent: même avec un tremblement de terre, ils n’agissent pas avec célérité et efficacité? Et au-delà de ces aspects pratiques, que faiton de la souffrance des enfants qui pleurent sans arrêt depuis le 8 septembre? Que fait-on de la souffrance des femmes qui ont perdu leurs enfants et qui ont peur le soir sous la tente d’être agressées?

Comment comprendre l’extraordinaire pertinence des hautes recommandations royales, et à côté à être confronté une lenteur, un manque de clarté voire une mauvaise foi sur le terrain? Je n’arrive pas à saisir cette dichotomie qui traduit les dysfonctionnements de notre pays, incapable de déléguer la responsabilité aux gens du terrain pour leur permettre de prendre des décisions réfléchies et d’apprendre à assumer sainement leurs décisions, sans crainte qu’une guillotine leur tombe dessus, dans le meilleur des cas. Je suis très en colère, et malgré cette émotion forte, je tente de prendre du recul, beaucoup de recul, pour voir ce que nous pouvons faire et agir au mieux, malgré toutes les complications.

Je vois avec bonheur l’impact de notre projet pilote de soutien psychologique en partenariat avec l’Art de vivre, l’Association internationale des valeurs humaines et une équipe incroyable de psychologues et psycho-praticiens. Nous allons ainsi orienter une partie importante de notre action pour soulager quelques milliers de personnes. Nous allons aussi voir comment pousser, convaincre, nous battre pour permettre à quelques familles de passer l’hiver qui est arrivé dans des conditions plus décentes. Et enfin, nous espérons que l’importante mission d’évaluation que nous sommes en train de réaliser nous permettra de laisser une trace d’un humanisme respectueux de l’écosystème environnemental, de sauvegarder et valoriser le patrimoine bâti vernaculaire et la richesse du patrimoine immatériel du Haut Atlas et d’accompagner les populations dans des projets générateurs de revenus, spécialement pour les femmes du monde rural. Notre pays est dur; certaines fois, on a l’impression qu’il est plus facile d’agir pour faire du mal que pour faire du bien; et ce n’est pas juste.

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