Cherif Aderdak: L’État doit subventionner les agriculteurs pour combler le manque à gagner engendré par le passage au cannabis légal


Le chantier de la légalisation du cannabis au Maroc est en marche, avec une succession de mesures entreprises par l’État depuis quelques semaines. Mais pour Cherif Aderdak, chercheur en économie du cannabis, ces décisions sont des effets d’annonce qui cachent un retard inquiétant dans l’application de la loi sur la légalisation du cannabis.

 

Le gouvernement a nommé un directeur de l’Agence nationale de régulation des activités cannabiques, qui a attribué les 10 premières autorisations. Qu’en pensez-vous?

Ce sont des mesures tardives car la loi a été votée et publiée dans le Bulletin officiel l’année dernière, d’autant plus que les cultivateurs du cannabis espéraient en profiter lors de la saison agricole passée. Le manque de communication et l’opacité autour de ce dossier génère un sentiment de méfiance chez les simples agriculteurs. Certains commencent à se demander si la légalisation sera vraiment effective ou si elle sert juste de façade pour dire que le Maroc réalise des avancées dans ce dossier comme d’autres pays du monde. Tandis que d’autres craignent que la légalisation ne bénéficie qu’à une minorité. Et puis il y a cette large catégorie d’agriculteurs qui ignorent toujours de quoi il s’agit exactement, et pensent que la légalisation concerne le variant cannabis destiné à la production de drogue.

Mais ça reste un premier pas important …

Il faut noter que les 10 autorisations délivrées par l’Agence concernent les activités de transformation et de commercialisation, et non de production de la matière première qui est la plante. Or, la production du cannabis légal n’a même pas encore commencé, et les semences autorisées, qui doivent être fournies par Agence nationale, n’ont pas encore été définies, encore moins distribuées. Si la production n’a même pas commencé, alors il ne faut pas espérer voir un début de commercialisation, de transformation et d’exportation de sitôt.

Donc on s’y prend à l’envers …

Malheureusement, la réponse est oui. Je pense que la loi sur la légalisation du cannabis comporte de très nombreux points positifs mais son application pose problème. Tout ce qui se fait pour l’instant n’est qu’un effet d’annonce alors que, concrètement, l’essentiel du travail reste à faire. Je vous donne un autre exemple: pour l’instant, les structures de l’Agence nationale n’ont pas encore été mises en place. Je parle des antennes régionales de l’Agence, et de ses agents qui ont le statut de police judiciaire pour assurer le contrôle des différentes activités relatives au cannabis légal.

Peut-on donc dire que ce grand chantier démarre mal?

Nous étions optimistes après la publication des décrets et autres textes et nous nous attendions à ce qu’une personne proche du dossier soit nommée à la tête de l’Agence publique en charge. À la surprise générale, c’est le gouverneur d’une région lointaine qui hérite de ce poste. À cause de cette décision, nous commençons à craindre que l’État soit animé par des considérations d’autorité alors que la légalisation du cannabis est avant tout une affaire économique et sociale.

Mais les premières autorisations sont un premier pas …

Il suffit de voir les noms des bénéficiaires pour douter de ça. Parmi eux, on trouve des grandes entreprises pharmaceutiques, ainsi que des coopératives fantoches soutenues par certains représentants des autorités au niveau local, notamment à Ketama, Bab Berred et Issaguen. Ces coopératives ont été montées à la hâte, sans formation ni encadrement sur l’activité qu’elles vont exercer. Cette situation ouvre la porte aux opportunistes pour profiter de la légalisation du cannabis au dépens des simples agriculteurs. 

Quel impact cela aura-t-il sur le chantier de la légalisation?

Je vous réponds par une question. Pensez-vous vraiment qu’une coopérative qui a besoin d’expertise, de moyens financiers très importants et d’infrastructures coûteuses pourra être compétitive à l’international? Il existe un problème d’accompagnement et de formation au profit des coopératives, alors que certains individus sont propulsés sur le devant de la scène dans le seul but de mentir au pouvoir central et pour donner l’impression que les choses se passent bien. Et puis comment peut-on prétendre vouloir combattre la culture illégale et encourager les agriculteurs à basculer vers l’activité légalisée, alors qu’on voit comment les autorités ferment les yeux sur la prolifération de la culture du illégale cannabis dans certaines provinces qui ne sont même pas connues historiquement par cette plante.

Qu’en est-il de la question des prix de vente des récoltes, qui préoccupent les agriculteurs?

En effet, le prix de vente est la question la plus importante. Car les agriculteurs seront désormais obligés de vendre leur récolte sans la transformer, et ils perdront donc en valeur ajoutée et en revenu. Que vont-ils gagner s’ils vendent le kilos à 20 dirhams? J’espère que l’État va intervenir pour proposer des subventions aux agriculteurs pour qu’ils puissent combler un peu le manque à gagner engendré par le passage de l’illégal au légal. Si l’État ne fait rien, ces agriculteurs ne feront que se libérer de l’emprise des trafiquants pour se retrouver sous celle des entreprises et à la merci de la loi de l’offre et de la demande. Les sociétés vont choisir les agriculteurs chez lesquels elles vont acheter, et si l’agriculteur ne trouve pas d’acheteur il sera obligé de détruire sa récolte en présence des représentants de l’Agence.

Cela ne pourrait-il pas pousser certains agriculteurs à continuer de vendre à des trafiquants sous couvert de culture légale?

Évidemment, ce problème se posera tôt ou tard. Cela nous emmène encore une fois au problème de départ: la nouvelle loi n’est pas bien appliquée, car l’Agence n’a pas encore été dotée du personnel qui sera habilité à veiller sur le respect de la loi dans la culture du cannabis légale. Et même s’ils sont déployés, ces agents qui se comptent en quelques dizaines au mieux, ne suffiront pas pour tout couvrir. Certains proposent que les moqadems et caïds participent à ces missions de surveillance, mais j’ai des doutes à émettre sur la pertinence d’une telle mesure.

Cela entravera-t-il la compétitivité du Maroc dans le marché mondial du cannabis légal?

Clairement. Déjà que nous avons perdu beaucoup temps pour franchir le pas de la légalisation, alors que les concurrents se sont déjà accaparés la part de lion du marché. Les autres ont commencé déjà à légaliser l’usage récréatif pour devancer les autres, et là encore nous serons dépassés. Il faut absolument que l’État adopte une approche purement économique et sociale dans ce dossier, loin des effets d’annonce, et que l’agriculteur soit perçu comme la composante la plus importante dans la chaîne. 

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