Les raisons des provocations répétitives de l’Algérie envers le Maroc, difficultés socioéconomiques du pays, l’influence grandissante de l’armée dans l’exécutif, l’intégration économique maghrébine… Autant de sujets évoqués avec Camille Sari, président de l’Institut Euro-Maghrébin d’Etudes et de Prospectives et spécialiste du Maghreb.
Une caricature du roi Mohammed VI par la chaîne de télévision privée algérienne Echourouk TV a provoqué une vague de colère et d’indignations au Maroc. Cette dérive médiatique pourrait-elle exacerber les tensions entre les deux pays voisins?
Je condamne fermement et de façon catégorique toute caricature du roi. La liberté de la presse ne doit pas être prétexte pour faire ce genre de provocations. Ces chaînes algériennes privées sont à la solde des renseignements généraux et du pouvoir algériens. Il ne faut pas insulter un pays. Paradoxalement, un jeune internaute algérien, Walid Kechida, a été condamné début janvier 2021 à trois ans de prison ferme pour, notamment, une «offense au président», après la publication de caricatures sur Facebook. A travers cet acte, fait à dessein, le gouvernement algérien franchit une ligne rouge.
J’ai constaté, ces derniers temps, de la part du régime algérien, une recrudescence de la haine à l’encontre du Maroc, alors que l’Algérie est confrontée à de nombreux défis socio-économiques. Cette sorte de bouc émissaire extérieur, à travers les médias, est un moyen de diversion pour calmer la rue et détourner le peuple algérien de ses multiples problèmes. Pis, plusieurs dignitaires algériens ont pu acquérir des immeubles et des restaurants en France. La fille de l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal a, par exemple, acquis un appartement meublé à 2 millions d’euros.
La reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté du Maroc sur le Sahara serait-elle à l’origine de cette recrudescence des provocations?
C’est le noeud du problème. En tant qu’analyste du Maghreb, j’ai constaté un acharnement des médias algériens sur le Maroc après cette reconnaissance des Etats-Unis, et la diffusion de fausses informations sur les évènements de Gargarate. L’exécutif algérien n’est plus caractérisé par cette dualité entre une présidence de la République civile et un Etat-major militaire influent, comme je l’ai expliqué longuement dans mon ouvrage «L’Algérie, histoire secrète d’un naufrage annoncé».
On assiste plutôt à une reprise en main du pouvoir par l’armée qui a une haine tenace envers le Maroc, à cause des affrontements 1962 et de «la guerre des Sables» de 1963. Elle a empêché la réouverture des frontières entre les deux pays et soutient le Polisario. Cet appui financier aurait atteint 285 milliards de dollars depuis la création de ce mouvement séparatiste.
L’Algérie avait le plus important budget militaire en 2019 en Afrique et le 23ème au monde, avec des dépenses estimées à 10,3 milliards de dollars en 2019, soit 6% du PIB, selon un rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). Ces importantes sommes pouvaient être investies dans des projets de développement au profit du peuple.
Quelle est aujourd’hui la situation économique du pays?
L’Algérie vit une situation économique grave. Elle dispose actuellement de 20 milliards de réserves de change, loin des 200 milliards de dollars en 2014. Ce qui pousse l’Etat à recourir à l’endettement. La baisse des coûts du pétrole et de la production de gaz, à cause notamment de la rareté des puits, rend les choses encore plus difficiles. La consommation de ces énergies fossiles connaît une importante hausse à cause l’augmentation de la démographie. Selon les estimations, la population passera à 58 millions d’âmes en 2035, et le pays deviendra importateur de gaz et de pétrole. Et sans ces deux ressources énergétiques, l’Algérie deviendrait «la nouvelle Somalie», pour reprendre les propos du quotidien local «El Watan».
Cette morosité économique ne risque-telle pas de décourager les investisseurs?
Plusieurs investisseurs ont tourné le dos à l’Algérie, sauf ceux qui exploitent les hydrocarbures. La loi qui consistait à imposer à ces entreprises étrangères de ne détenir que 49% du capital et d’octroyer les 51% restants aux nationaux, que j’ai appelée «le mariage forcé», a découragé beaucoup d’entre eux, même après la réforme de cette législation. Il faut aussi savoir que l’écosystème local n’est pas attrayant. La productivité algérienne reste très faible comparée à celle du Maroc, il n’existe pas une culture entrepreneuriale comme c’est le cas chez ses voisins marocains et tunisiens et les opportunités d’investissements sont négligeables. J’ai organisé, de 1986 à 2008, des missions de prospection avec des centaines d’entreprises françaises en Algérie, qui n’ont pas souhaité y investir faute de rentabilité.
Vous êtes l’auteur de livre «Algérie-Maroc: quelles convergences économiques?». Quelles pourraient être les pistes de collaboration entre ces deux pays?
J’ai souligné la nécessité de mettre fin aux tensions politiques pour se focaliser sur l’économie. Cela leur permettrait d’augmenter leurs taux de croissance et d’être une force dans les négociations avec l’Union européenne (UE) et les autres entités internationales. J’ai également proposé une relation croisée entre les banques algériennes et leurs homologues marocaines, qui ont une longueur d’avance dans le domaine de la technologie et en matière d’efficacité, et une communauté de l’énergie et de gestion de l’eau à travers des nappes phréatiques qui sont partagées entre les deux pays, qui ne peuvent être exploitées qu’avec l’accord des autorités.
Je plaide enfin pour la création d’une monnaie commune maghrébine car ayant consacré deux thèses à cette thématique. Cette monnaie, qui serait éventuellement dénommée «dirial» (contraction de dirham, dinar, et rial) fonctionnera sous le même modèle que «l’écu», l’ancêtre de l’euro. Les pays conserveront leurs monnaies locales dans les achats et transactions en interne, et utiliseront cette devise commune dans les échanges entre eux.
Malheureusement, une oligarchie algérienne est assise sur un pactole à travers les hydrocarbures et les pétrodollars et ne veut pas perdent ces privilèges. Ma conviction est que le changement viendra surtout de l’intérieur de l’armée algérienne à travers des cadres patriotes et honnêtes qui souhaitent un raffermissement des liens avec les pays voisins et qui voudront changer les choses.