Bras de fer entre les autorités et l’Association marocaine de journalisme d’investigation

Mâati Monjib. © Photo : DR Mâati Monjib. © Photo : DR

L’Association marocaine  de journalisme  d’investigation  (AMJI) est depuis  quelques mois  dans l’oeil du cyclone. Après la  condamnation, en mars 2015, de son  chef de projets, Hicham Mansouri,  à dix mois de prison ferme, verdict  confirmé en appel en mai 2015, pour  une sombre affaire de «préparation  d’un local pour la prostitution et  participation à un adultère avec  une femme mariée», voilà que le  président de l’association, Mâati  Monjib, qui se retrouverait, affirmet-  il, «recherché pour atteinte à la  sûreté de l’Etat». L’intéressé l’a  appris «par pur hasard», lundi 31  août 2015, à son débarquement  à l’aéroport international  Mohammed V de Casablanca. Il était de retour au Maroc «après un  séjour d’un mois en Europe», nous  révèle-t-il, sans autre précision.  «C’est en remplissant ma fiche de  débarquement que j’ai appris que  j’étais recherché», nous raconte M.  Monjib. «Lorsque j’ai remis ma fiche  à l’agent de police, celui-ci a inscrit  à son verso que j’étais “recherché  pour atteinte à la sûreté de l’État”.  Je ne vous cache pas que cela m’a  surpris». M. Monjib n’a, cela dit, pas  été arrêté. L’information n’a pas été  confirmée par les autorités.

Formation interdite
Quelques jours plus tôt, c’est un  employé de l’AMJI, Samad Iach,  qui avait eu affaire aux autorités  de l’aéroport Mohammed V. Sur le  point d’embarquer, le 25 août 2015,  pour la Tunisie, la police lui apprend  qu’il lui est interdit de quitter le  territoire. «On m’a retenu pendant  plus d’une heure, jusqu’à ce que  l’avion prenne son envol», relate-til.  Dix jours plus tôt, le 15 août 2015,  il avait eu à subir un interrogatoire  d’«une dizaine d’heures», expliquet-  il, par la brigade nationale de la  police judiciaire (BNPJ). «On m’a  notamment posé des questions sur  l’AMJI, mais aussi sur la formation  que Free Press Unlimited, une  organisation non gouvernementale  (ONG) néerlandaise dont je suis le  responsable formation et logistique,  avait organisée en juin 2015 dans la  ville de Marrakech sur StoryMaker,  une application web, au profit de vingt-cinq journalistes nationaux et  que les autorités avaient par la suite  interdite», révèle M. Iach.

La formation en question avait  été organisée en partenariat avec  l’Association marocaine pour  l’éducation et la jeunesse (AMEJ), une  ONG marocaine. Les deux précédentes  années, en 2013 et 2014, elle était  coorganisée par le Centre Ibn Rochd  d’études et de communication,  présidé, jusqu’à sa fermeture, en  décembre 2014, en raison de prétendus  «harcèlements» des autorités, par... M.  Monjib. L’événement s’était déroulé  sans encombre les deux premiers jours  avant d’être interrompu, au bout du  troisième, par des éléments de la  police.

Ceux-ci saisissent, au cours de leur  perquisition, 26 smartphones destinés  aux journalistes prenant part à la  formation. «On nous a expliqué que  c’était pour une expertise technique»,  d’après M. Iach. Dans la foulée, deux  membres de l’AMEJ, dont le président  de l’association, Mohammed Essabr,  sont embarqués. «Les autorités ne nous  ont toujours pas donné d’explication»,  nous explique M. Iach. «Pas plus que  sur leur enquête sur l’AMJI».

Motif secret
D’explication, l’ancienne présidente  de l’AMJI, Maria Moukrim, n’y a  également pas eu droit. Le 18 août 2015,  soit trois jours après la convocation de  M. Iach, elle aussi était interrogée  «pendant plus de trois heures» par  les éléments de la BNPJ. «D’habitude,  quand on est interrogé par la police,  on a le droit de demander les raisons  pour lesquelles on a été convoqué»,  nous explique-t-elle. «J’ai déjà eu à  subir, dans le cadre de mes activités  professionnelles, des interrogatoires  auparavant, donc je sais bien de quoi  je parle. Mais quand j’ai demandé  le motif de ma convocation, on me  l’a tout simplement refusé. Un des  inspecteurs qui m’interrogeaient m’a  même déclaré que c’était secret.  C’est la première fois que j’entends quelque chose comme cela.  C’est pratiquement du jamais-vu.  Aujourd’hui encore, je ne sais toujours  pas pourquoi j’ai été convoquée».  «Je pense que l’Etat vise un ensemble  d’ONG qui ne se plient pas à ses  desideratas», analyse M. Monjib.  «L’AMJI en fait partie». Même son de  cloche du côté de Mme Moukrim. «Je  ne comprends pas pourquoi l’Etat s’en  prend à l’association», commente-telle.  «C’est la première association  à promouvoir le journalisme  d’investigation au Maroc. L’Etat  devrait au contraire la soutenir.  Le journalisme d’investigation, on  l’a notamment vu dans le cas de  plusieurs grandes démocraties, peut  contribuer à l’édification de l’Etat de  droit».

Surveillance électronique
Plusieurs pistes pourraient expliquer  la «cabale» que disent subir les  membres de l’AMJI. Il y a d’abord la question de la surveillance  électronique. En mars 2015, au  cours de son procès, M. Mansouri  avait révélé qu’il était sur le point  d’achever une enquête à ce sujet. Il  serait même parvenu, avait-il affirmé,  à déterminer l’identité de plusieurs  parties impliquées dans ce dossier-  M. Mansouri a lui aussi, au passage,  été interrogé par la BNPJ, le 25 août  2015, soit le même jour où M. Iach  a été interdit de quitter le territoire.  Mais la principale raison pourrait  tout simplement être liée à la  personne de M. Monjib. L’homme  aurait maille à partir, déclarait-il au  quotidien national Akhbar Al-Youm  en septembre 2014, avec «une  personnalité influente de l’Etat» le président de l’AMJI ne donne pas plus  d’information sur la question. Il y a  notamment ses écrits dans certaines  revues étrangères «anglophones»,  précise-t-il, à l’instar de Foreign  Policy et Sada, souvent peu amènes,  il faut le dire, à l’endroit du pouvoir  –d’autres diront tout simplement  objectives, du moins critiques.

Liberté de la presse
Mais il y a aussi son activisme  politique. A la tête du Centre Ibn  Rochd, il avait notamment initié le  dialogue entre la gauche et Al-Adl  Wal Ihsane, l’association islamiste  interdite mais tolérée par l’Etat.  Mais en prenant, début 2014, la  présidence de Freedom Now, une  ONG nationale promouvant la liberté  de presse et d’expression, M. Monjib  semble avoir franchi le Rubicon. M.  Monjib lui-même nous avoue que  «c’est exactement» depuis qu’il a été  porté à la tête de Freedom Now que les «ennuis» avaient véritablement  commencé pour lui. Freedom Now  avait notamment été accusée de  servir certains «agendas étrangers».  Début 2014, la wilaya de Rabat  aurait refusé «à plusieurs reprises»,  affirme l’ONG, de réceptionner son  dossier juridique. Celle-ci avait par la  suite engagé une poursuite auprès  du tribunal administratif de Rabat,  «rejetée au prétexte que Freedom  Now ne dispose ni d’un jugement  ayant la force de la chose jugée,  ni d’un récépissé administratif de  dépôt de dossier», avait-elle révélé  dans un communiqué. L’ONG avait  notamment dénoncé, dans une  pétition relayée sur Internet, des  «abus».

Articles similaires