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Brahim El Guabli : "Les archives-autres font partie d'une mémoire et d'une histoire en cours de construction"


Comment écrire des histoires pour lesquelles il n’y a pas d’archives?” C’est la question que s’est longtemps posée Brahim El Guabli, professeur à l’Université Fordham aux États-Unis, alors que les archives relatives à l’histoire récente du Maroc, comme par exemple la période des années de plomb, étaient soit en partie inaccessibles, soit carrément inexistantes. Son prochain livre, “Moroccan Other-Archives”, permet toutefois d’y voir plus clair, grâce au recours à ce qu’il appelle les “archives-autres

Votre livre “Moroccan Other-Archives”, que publie le 25 avril 2023 les presses de l’Université Fordham, forge le concept de ce que l’on pourrait traduire par “archives-autres” pour raconter l’histoire, et en l’espèce celle du Maroc. Pouvez-vous nous en dire plus?
Mon livre est une tentative de donner un sens à une période historiquement riche dans l’histoire postcoloniale du Maroc en abordant les questions d’archives, de perte et de citoyenneté à travers la réécriture des histoires marginalisées de la nation. La création de l’Instance équité et réconciliation (IER) par le roi Mohammed VI en 2004 a ouvert un large espace pour que les histoires et les souvenirs de traumatismes occupent une part importante du discours public entre 2004 et 2006.

Cependant, ce moment parrainé par l’État a également été précédé d’une riche production culturelle ainsi que de nombreuses revendications de la société civile pour établir la vérité et atteindre une sorte de détermination des responsabilités par rapport aux événements qui se sont produits lors de la période que l’on appelle communément “les années noires” ou les “années de plomb”. Je définis ces “archives-autres” comme des textes, des artefacts, des alphabets, des expériences incarnées, des toponymies et des souvenirs hérités où les histoires de ceux qui sont exclus, ceux qui sont réduits au silence et des oubliés vivent dans un état fantomatique, prêts à articuler la perte historique même s’ils sont situés en dehors des marges de ce qui est considéré comme canonique.

Alors que les archives traditionnelles sont détenues, consignées, hébergées, assignées à résidence et confinées dans un espace clos et fortement gardé -leur conférant finalement leur caractère officiel car elles appartiennent à un passé mortles archives-autres font partie d’une mémoire et d’une histoire en cours de construction, existant pour combler le fossé entre un passé qui n’est pas encore fini et une société encore impactée par les conséquences de ce passé inachevé. Les formes que prennent les archives-autres dans l’espace public -articles journalistiques, mémoires, romans à thème historique, littérature grise militante, témoignages imaginaires, pour n’en citer que quelques-uns- démocratisent l’accès à des histoires récentes qui ne sont pas seulement d’intérêt pour les spécialistes de l’histoire, mais aussi pour les citoyens ordinaires.

Dans le cas marocain, de quel ordre d’importance est le “fossé” qui selon vous, pour reprendre un terme que vous utilisez, sépare l’histoire officielle de celle que raconte les archives-autres?
L’une des questions auxquelles j’ai été confrontée lorsque j’ai commencé mes recherches sur ce projet a été de savoir comment écrire sur la perte. Jusqu’en 2011, date à laquelle les Archives du Maroc ont été mises en place pour mettre en oeuvre les recommandations de l’IER, les autorités marocaines n’avaient montré aucun intérêt pour la création d’archives officielles. Face à ce vide archivistique, la question est: comment écrire des histoires pour lesquelles il n’y a pas d’archives?


C’est une question puissante qui m’est venue à la lecture de romans écrits par de jeunes musulmans sur des Juifs qu’ils n’ont jamais rencontrés ou avec lesquels ils n’ont jamais vécu. Le Pr Aomar Boum a réalisé un superbe livre sur la mémoire intergénérationnelle des juifs parmi trois générations de Marocains dans la région de Tata. Aussi, les Pr Emanuela Trevisan-Semi et Hanane Sekkat-Hatimi ont également publié un excellent livre sur les souvenirs judéo-musulmans de Meknès.

Les deux oeuvres sont excellentes et éclairent un aspect important de l’histoire juive du Maroc. De même, s’engager avec le formidable travail des activistes amazighs et leurs efforts inlassables pour construire une identité et un avenir marocains basés sur «al-wahda fi al-tanawwu’» (l’unité dans la diversité) a ouvert l’histoire marocaine et, devrais-je dire nord-africaine, d’une manière qui n’avait jamais été imaginée auparavant.

La sérialisation par Al-Ittihad Al-Ichtiraki des mémoires de Mohammed Raiss sur son expérience de disparition forcée au bagne de Tazmamart entre 1973 et 1991 et la profusion de livres et de films sur cette prison particulière m’ont de nouveau amené à réfléchir aux archives de Tazmamart. En leur absence, comme l’indique le rapport final de l’IER, les témoignages des survivants sont devenus une puissante archive-autre qui parle d’une période très traumatisante et douloureuse de l’histoire marocaine.

En définitive, les archives-autres sont-elles aussi pour vous le ferment d’un récit national plus inclusif?
Mon travail sur l’utilisation de la mémoire pour construire une archive-autre amazighe et mon analyse du rôle joué par les femmes, arabophones et amazighophones, dans la lutte pour sauver leurs proches de Tazmamart révèlent comment la langue et le genre sont à la base de l’exclusion ainsi que le moteur d’un agencement historiographique qui se réapproprie le tamazight dans le cas des Imazighen et une féminité obstinée dans le cas des femmes victimes indirectes de Tazmamart. Les archives-autres sont aussi un lieu de justice raciale. Plus précisément, le cas de Boujemaa Hebaz, un Marocain amazigh noir, porté disparu depuis 1981, conjugue à la fois race et amazighité. Plus largement, la création d’archives- autres permet à la subjectivité noire de reconstruire et de narrativiser sa propre vision de la race et du racisme au Maroc.

Même si, de par leur nature, elles n’ont pas vocation à faire partie de l’histoire officielle, les archives-autres marocaines peuventelles aspirer selon vous à une plus grande place dans l’espace public national?
L’historiographie marocaine a connu une période dorée entre 1999 et 2009. Plusieurs ateliers ont été organisés pour débattre de la mémoire et de “l’Histoire du présent”. Lors de sa création, l’IER a invité plusieurs historiens universitaires à faire partie de ce processus historique. Bien que le seul historien nommé à l’IER en tant que commissaire ait été feu Brahim Boutaleb, professeur d’histoire à la retraite et ancien doyen de l’École des sciences humaines et sociales de l’Université Mohammed-V de Rabat, d’autres historiens ont donné des conférences et vécu à la fois la ferveur historique et la frénésie mémorielle dans les rangs de cette commission dont la tâche se situait à l’intersection du politique, de l’histoire et de la mémoire.

L’existence d’archives-autres dans l’espace public marocain a déclenché une ferveur historiographique chez plusieurs acteurs de l’histoire marocaine. Aussi, cette ferveur historiographique s’est-elle manifestée dans la collaboration entre l’historien M’bark Zaki et le romancier Ahmed Beroho, qui a tracé une nouvelle voie pour discuter de l’histoire de l’état d’exception au Maroc entre 1965 et 1970. Ces débats n’auraient pas été possibles sans la prolifération vertigineuse des archives-autres et les débats sociétaux et politiques qu’elles ont suscités dans tout le pays.

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