Loin encore de faire l’unanimité, la dépénalisation de l’usage récréatif du cannabis pourrait selon l’appel de plusieurs acteurs de la société civile nationale permettre de réglementer cet usage qui se répand dangereusement au sein de plusieurs catégories de la population.
Ce 16 juillet 2023, cela fera un mois que quatorze personnalités associatives nationales ont lancé un appel pour un débat sur l’usage récréatif du cannabis au Maroc. Dans le texte qu’ils avaient publié à cette occasion, ils avaient “appel[é] les partis politiques, les organisations de la société civile et les médias à s’engager dans la promotion de la dynamique du débat public sur ce sujet”. Ils avaient également “appel[ é] (...) le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique à soutenir la réalisation d’études scientifiques sur les différentes implications de la légalisation de l’usage récréatif du cannabis et sur la possibilité de le considérer comme un moyen important de créer une alternative économique au profit de la communauté des cultivateurs de cannabis”.
Mais pour l’heure, leur initiative reste encore lettre morte: aucune réaction notable n’est encore à signaler. “C’est un sujet épineux,” commente Chakib Al Khayari, figure que l’on connaissait déjà pour son engagement en faveur de la dépénalisation de la culture du cannabis et qui se trouve être un des auteurs de l’appel. “Il est normal que les choses prennent du temps, et je peux d’ores et déjà vous dire qu’elles vont encore en prendre davantage, peut-être même plus que ce ne fut le cas pour le sujet de la culture du cannabis.” Ceux qui connaissent personnellement M. Al Khayari savent que de sa vie il n’a jamais fumé ne serait-ce que du tabac, et que même lorsqu’il appelait à la dépénalisation de la culture du cannabis il renâclait en même temps à ce que cela s’étende à la consommation récréative.
Pour lui, il s’agissait uniquement de mettre en valeur ce qu’il a toujours considéré comme une richesse nationale, un “or vert”, dans un cadre industriel, comme d’ailleurs avait fini par le faire la loi relative aux usages licites du cannabis, adoptée en juin 2021 par le parlement. C’était d’autant plus impérieux dans la région du Rif, dont il est lui-même originaire -c’est dans la ville de Nador qu’en 1980 il a vu le jour- et où la culture du cannabis, véritable fleuron local, peut constituer un moyen de sortir de l’enclavement dans lequel elle continue de s’empêtrer près de 70 ans après l’indépendance. Ce qui a toutefois fait évoluer M. Al Khayari, c’est, nous confie-t-il, la réalisation que l’interdiction n’était peut-être pas le moyen le plus efficace pour mettre fin aux risques liés à la consommation. “C’est comme lorsqu’il y a quelques années, il y avait eu une controverse au sujet des seringues remises par l’Association de lutte contre le Sida (ALCS) aux héroïnomanes,” expose-t-il. “De prime abord, on pourrait dire qu’elle encourageait la consommation, mais les chiffres l’ont prouvé: grâce à la distribution des seringues, l’incidence du Sida a baissé, car les consommateurs n’échangeaient plus leurs seringues pour s’injecter de l’héroïne.”
Consommation non-réglementée
Concrètement, la dépénalisation de l’usage récréatif du cannabis permettrait à l’État de mieux contrôler les variétés en circulation, lesquelles seraient au cours des dernières années autrement dangereuses que celles qui sont depuis plusieurs siècles cultivées au Maroc et qu’on désigne communément sous le vocable de “beldiyya” (la traditionnelle, en darija). Ainsi, des produits chimiques de plus en plus utilisés par les agriculteurs pour augmenter le taux de THC, qui est le principe actif du cannabis -ce qui fait, en gros, qu’un consommateur va “planer”-, auraient pour effet d’impacter la santé mentale, psychique et physique de façon irréversible. Excipant des “pratiques actuelles de consommation non-réglementée”, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) avait dans le même sens appelé dans son rapport 2020, publié en octobre 2021, à “réfléchir (...) à introduire (...) l’usage réglementé du cannabis avec un périmètre bien défini (circuit distribution, lieux et quantités autorisés)”. Il avait, soit dit en passant, mis en exergue la “forte tendance sur le plan international, notamment en Europe et en Afrique, visant l’élargissement du spectre des usages légaux du cannabis”. “Il est évident que le CESE n’appelle pas à la régularisation de l’usage récréatif du cannabis,” a toutefois tenu à nuancer, après que nous l’avons sollicité, le président du CESE, Ahmed Réda Chami, . “Mais en revanche, ce qui est important pour nous c’est de permettre la prise en charge médicale de l’addiction tout en sévissant plus contre les trafiquants (point que soulève par ailleurs également l’appel lancé par la société civile, ndlr).
Les formes d’addiction
Le CESE préconise la mise en place d’un écosystème intégré du cannabis thérapeutique et industriel dans les zones concernées, et à la lumière de l’évolution de ces usages licites, on peut dans un second temps ouvrir le débat sur la possibilité d’un usage personnel sur la base d’études et d’expériences similaires, tout en préservant la santé et luttant contre toutes formes d’addiction.” Sur un tout autre plan, d’aucuns redoutent qu’une dépénalisation de l’usage récréatif du cannabis ne vînt à grossir les rangs des consommateurs; une étude que vient justement de publier le 29 avril 2023 le Centre américain pour les informations biotechnologiques (NCBI) avait conclu que “les groupes qui ont été les moins exposés au cannabis avant la légalisation pourraient être les plus susceptibles d’en augmenter la disponibilité”, et de ce fait, elle avait recommandé que “dans les juridictions dotées de marchés légaux du cannabis, des restrictions sur le nombre de détaillants légaux de cannabis, en particulier dans les zones densément peuplées, semblent justifiées”. Et quid par ailleurs de l’interdit religieux? Un hadith rapporté notamment par les imams Boukhari et Mouslim décrète que “tout ce qui enivre est de l’alcool et [que] tout ce qui enivre est illicite et interdit”. Et selon l’avis de nombreux oulémas, cela concerne le cannabis au premier chef.
L’interdit religieux
“Je ne suis bien sûr pas alem, mais je peux vous dire ce que, du fait de mon travail de terrain, j’ai moi-même observé,” rétorque M. Al Khayari. “A Kétama (commune d’Issaguen dans la province d’Al Hoceima, ndlr) les imams sont rétribués en cannabis; on leur offre une partie de la récolte, et il arrive souvent qu’ils lèvent les mains au ciel pour que les champs soient abreuvés de pluie. Lesquels champs ne se trouvent d’ailleurs jamais loin des mosquées dans lesquelles ils officient, au vu donc et au su du ministère des Habous. Je crois que je n’ai pas besoin d’en dire plus, sinon ceci: beaucoup de Marocains ne le savent peut-être pas, mais ce n’est qu’en avril 1954 que le cannabis a été interdit. En mai 1915, un dahir avait explicitement autorisé son usage récréatif, de même que celui du tabac, en ne faisant que sanctionner une pratique multiséculaire.
Si nos ancêtres n’y voyaient donc aucun inconvénient par rapport à leur foi et qu’aujourd’hui cela nous permet de solutionner des problèmes pratiques relatifs à la santé des citoyens, il ne faudrait à mon avis pas s’en priver.” Même s’ils préfèrent pour l’instant se murer dans le silence, on sait que les principaux partis du pays ont d’ores et déjà reçu une copie de l’appel. Quant au gouvernement, il ne faudrait peut-être pas s’attendre à ce qu’il se prononce de sitôt: joint par nos soins, le ministre de l’Enseignement supérieur, Abdellatif Miraoui, nous a indiqué qu’il avait bien “vu” mais qu’il “ne souhaite pas (...) participer”. Pas vraiment un “kif” pour M. Al Khayari.