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Le leader islamiste bénéficie d’un capital sympathie lié à son limogeage du gouvernement. Il installe son emprise sur le parti et s’active pour provoquer une crise politique.
“Nous ne sommes pas des adorateurs d’idôles”. C’est ainsi que s’est exprimé Aziz Rabbah en marge du conseil national du Parti de la justice et du développement (PJD) qui s’est tenu le samedi 15 juillet 2017 dans la capitale, Rabat, après avoir été questionné sur la possibilité que la formation islamiste change ses statuts et permette à son secrétaire général, Abdelilah Benkirane, de briguer un troisième mandat.
Les positions de l’actuel ministre de l’Énergie à ce sujet sont certes connues, et il n’a jamais fait grand mystère de son ambition de remplacer un jour M. Benkirane, à telle enseigne que ce dernier, sentant le danger souffler dans sa nuque, lui avait commandé lors d’un meeting en juillet 2016 dans la ville d’Agadir de “tenir son rang”. Toujours est-il que M. Rabbah n’avait jamais aussi explicitement fait profession publique de son rejet de son chef.
Déballage du linge sale
Avant lui, Lahcen Daoudi, qui n’est pourtant pas coutumier du déballage du linge sale -il avait qualifié “celui qui rapporte les débats internes du PJD” de “traître”-, avait lui aussi tenu des positions similaires. C’est dire si la continuation de M. Benkirane divise, au point que les langues se délient. La situation est à vrai dire bouillonnante. On parle même de risques de scissions. Le conseil national a, à cet égard, été fort indicatif. Prévu en décembre 2016, le VIIIe congrès, qui doit désigner le successeur de M. Benkirane, s’annonce décisif.
Ce dernier est, semble-t-il décidé à rester en place. “En voulant continuer, M. Benkirane fait plus de tort que de bien au parti”, lance, indigné, un membre du secrétariat général du PJD.
Déchirements internes
En principe, M. Benkirane devait déjà avoir passé, au vu des statuts du PJD, le témoin en juillet 2016, du fait de l’arrivée à échéance de son deuxième mandat (il était aux commandes depuis 2008). Le conseil national l’avait toutefois reconduit pour une année, prétextant la tenue des élections législatives, qui étaient prévues en octobre 2016, et donc l’impératif de les préparer dans les meilleures conditions, sans déchirements internes.
En coulisses, les tractations allaient cependant toujours bon train. Après avoir été relevé en mars 2017 de ses fonctions de chef de gouvernement désigné, en raison de son échec à former un nouveau cabinet, M. Benkirane avait laissé courir le bruit qu’il allait enfin définitivement se retirer des affaires.
Il démissionnait ainsi le mois d’après du parlement, où il avait été élu aux législatives député pour le compte de la circonscription de Salé Médina, et allait en Arabie saoudite effectuer le pèlerinage d’al-omra, pour vraisemblablement méditer ses précédents mois, où il avait notamment perdu sa mère, Hajja Miftaha, décédée à l’âge de 91 ans. Lors d’une réunion tenue début juin 2017 à Rabat, de la jeunesse du PJD, la Jeunesse de la justice et du développement (JJD), M. Benkirane annonçait cependant qu’il ne se retirait plus. “Ceux qui croient M. Benkirane fini se trompent sans doute lourdement”, avance, sous le sceau de l’anonymat, un ami intime du concerné.
Motivations personnelles
Qu’est-ce qui a alors fait changer d’avis M. Benkirane, si tant est qu’il ait vraiment envisagé après son limogeage de la direction du gouvernement la retraite? Est-ce la situation de son parti, qu’il aurait qualifiée lors de la précédente réunion du secrétariat général, début juin 2017, de “catastrophique”, à en croire l’hebdomadaire français Jeune Afrique?
Il faut dire que le PJD souffre beaucoup, en termes d’image et de crédibilité, d’avoir accepté les conditions du parti du Rassemblement national des indépendants (RNI) d’adjoindre le parti de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) au gouvernement. Pas tant que l’USFP pose en lui-même problème -le PJD le voulait, pour rappel, en 2011 dans sa majorité- que parce que M. Benkirane, à quelques heures même de son débarquement, avait mis un point d’honneur à l’écarter, en réaction au RNI qui, lui, avait conditionné sa participation au cabinet en constitution à l’abandon par le PJD de son alliance avec le Parti de l’Istiqlal (PI).
Le suppléant de M. Benkirane à la primature, Saâd Eddine El Othmani, qui n’est autre que le président du conseil national du parti, est à cet égard taxé de “traître” par le clan de l’ancien chef du gouvernement et même, par certaines mauvaises langues, comparé à l’ancien sultan Mohammed ben Arafa, que le protectorat français avait installé en 1953 sur le trône en lieu et place du titulaire légitime de la couronne, Mohammed ben Youssef, parce qu’il était moins susceptible de porter des revendications nationalistes. Les membres du PJD figurant dans son gouvernement n’échappent également pas à ces qualificatifs. Connaissant toutefois M. Benkirane, beaucoup avancent des motivations strictement personnelles. “C’est tout de même ironique qu’il cherche à garder sa mainmise sur le parti, sachant qu’il n’avait cessé de pourfendre, quand il dirigeait le gouvernement, l’administration parce qu’elle tenterait justement d’exercer cette même mainmise sur le champ partisan”, commente, ainsi, un élu communal du PJD.
Éventuel retour aux affaires
Les “faucons” du PJD, comme on appelle dans les médias arabophones les caciques du parti, semblent pour leur part décidés à couper court aux visées de leur secrétaire général sortant. Ainsi, outre M. Rabbah et M. Daoudi, M. El Othmani, qui déjà avait été au milieu des années 2000 secrétaire général du PJD, semble décidé à revenir aux commandes. Il avait ainsi, début 2016, affirmé à la station d’Al-Idaâ Al-Wataniyya que personne ne souhaitait voir M. Benkirane rempiler. “On ne peut pas résumer le parti à une seule personne, quelle qu’elle soit”, déclarait-il plus tôt, en 2015, dans une interview au quotidien Al-Massae.
Le ministre d’État chargé des Droits de l’Homme, Mustapha Ramid, que M. Benkirane poussait pourtant à le remplacer à la tête du gouvernement après son remerciement, s’est, lui, au fur et à mesure éloigné de son chef de parti. Il l’avait ainsi sévèrement repris lors de la réunion du secrétariat général de début juin 2017, en raison du soutien qu’il avait jugé défaillant au gouvernement de M. El Othmani et le procès en traîtrise de ses ministre PJD, qu’il soupçonne d’être derrière. “Si le parti hésite encore à appuyer publiquement le gouvernement de M. El Othmani, c’est bien à cause de M. Benkirane, relève, à cet égard, notre membre du secrétariat général. Depuis son remerciement, il n’a cessé de jeter de l’huile sur le feu. Il s’est même refusé à publier un seul communiqué de soutien, ce qui est somme toute inédit. Cela va sans dire qu’il a visiblement en tête de faire échouer M. El Othmani, qui menace par ailleurs de lui enlever la direction du parti.”
Lors de la réunion de la JJD où il avait annoncé son retour, M. Benkirane s’en était ainsi publiquement pris au chef du gouvernement au sujet de sa gestion du mouvement de contestation populaire dans le Rif. Il avait notamment qualifié les accusations de séparatisme portées en mai 2017 à l’encontre des activistes de la région par les partis politiques de la majorité d‘“erreur”.
M. Benkirane avait réitéré ses critiques lors de la réunion du 29 juin 2017 du secrétariat général. “Nous nous sommes un peu crié dessus”, avait-il d’ailleurs reconnu, aux médias présents, à l’issue de la réunion. Un des derniers coups joués par M. Benkirane pour pousser vers le changement des statuts a été de rallier au secrétariat général quatre nouveaux membres, à savoir Mohamed El Hamdaoui, Jamaâ El Mouatassim, Abdelaziz El Omari et Said Khairoun, au prétexte que tous les courants soient représentés au parti. Ces ténors du PJD, déjà réputés proches de M. Benkirane, disposent ainsi d’importants relais au sein du conseil national, à qui doit revenir la décision. Il a par ailleurs également intrigué à la JJD, qui vient d’ailleurs de lui apporter, le 9 juillet 2017, son soutien officiel pour pouvoir continuer à la tête du parti.
Signes d’allégeance
À l’extérieur, M. Benkirane multiplie les signes d’allégeance au pouvoir, espérant peut-être un retour en grâce, après une mandature gouvernementale qui lui avait causé, en raison de son franc-parler excessif, d’être proscrit. Il a à cet égard qualifé, lors d’une réunion le 5 juillet 2017 des conseillers du PJD à Rabat, la monarchie de “dogme”. Des propos qui font écho à son intervention de la même teneur lors de la commémoration, le 22 juin 2017, du treizième anniversaire de disparition du fondateur du PJD, Abdelkrim El Khatib.
Les manoeuvres du leader islamiste vontelles cependant porter leurs fruits? Le fait est que, quoi qu’il en soit, le parti ne devrait pas en sortir indemne. La division entre “traîtres” et “champions”, pour reprendre la phraséologie PJDiste, fait désormais florès. Peu arrivent, en tout état de cause, à croire M. El Othmani quand, sans ciller, il affirme que “la tension fait partie de la vie” et que, en d’autres termes, ce qui se passe actuellement au sein du premier parti du pays est normal. Le PJD doit surtout, en dernière analyse, sa réussite à sa cohésion, saluée même par ses plus farouches opposants, et, quand il n’en a -rarement- pas été question, à la discipline de ses membres, bases comprises.
Comme un château de cartes
Or qu’est-ce qu’on constate? Qu’il n’en est désormais plus rien, si ce n’est des miettes. Ultime illustration quand, en mai 2017, la section du PJD dans la province d’Al Hoceima, où le mouvement de contestation rifain est le plus fort, se rebiffe contre les orientations de son secrétaire général, qui avait appelé à la réserve, pour soutenir dans un cinglant communiqué les activistes et leurs revendications. Plus que pour M. Benkirane seulement, c’est un désaveu pour l’ensemble du parti. Et ce n’est pas le manque, si ce n’est l’absence de soutien de l’ancien chef du gouvernement à M. El Othmani qui sera pour arranger les choses. La nervosité et la suspicion entre les différents courants ont, à cet égard, atteint leur comble. Les fuites ayant fait suite à la réunion du secrétariat général du 29 juin 2017 et qui, en temps normal, sont légion ont, dans ce sens, donné matière à des réactions disproportionnées de la part de ses membres.
Le VIIIe congrès du parti devrait être fort indicatif. Se tiendra-t-il dans les mêmes conditions houleuses, pour reprendre la susmentionnée comparaison, que le VIe congrès de l’USFP? En vérité, la réponse appartient au seul M. Benkirane. S’il décide de se retirer à temps et de rester dans les annales comme le secrétaire général qui a amené le PJD à titiller les sommets électoraux, il a encore la possibilité de le faire. Il lui suffit, dans ce sens, d’accepter sa finitude et celle du moment qu’il a représenté, aussi couronné de succès fût-il.
Autrement, c’est tout l’édifice qui, comme un château de cartes, risquerait à terme de s’effondrer. Et si cela jamais arrive, il ne pourra alors s’en prendre qu’à lui-même
En continu
Benkirane n'est pas fini
- par Wissam El Bouzdaini
- 27-07-2017
- Politique