Benkirane lâché par les siens

©ph:DR

LE PJD FRAGILISÉ PAR LE POUVOIR


C’est un fait: il y a encore  un problème Benkirane.  Posé depuis des années  lors de son mandat de  Chef du gouvernement (2012-2016),  il a rebondi lors des cinq mois de son  statut de chef de l’Exécutif désigné. Et  puis voilà que, depuis le 15 mars 2017  –date de son limogeage–, il se trouve  confronté à une situation particulière,  quelque peu inédite dans la pratique  institutionnelle et politique. Que va-t-il  faire? Que va-t-il devenir? Ou encore,  diraient certains, que faire de lui?

Benkirane seulement? Le PJD aussi. Il y  a eu une telle identification entre lui et  sa formation, un processus qui est monté  en puissance jusqu’à une personnalisation accentuée dont l’expression la  plus symptomatique s’est déroulée lors  de la dernière campagne électorale de  2017. C’est dire que le statut de Benkirane  –hier comme demain– ne sera pas  neutre sur le positionnement de son  parti, sur sa capacité d’attractivité et de  mobilisation, sur sa visibilité aussi.

Benkirane est en “sursis” jusqu’au prochain  congrès. Et après? Il va retrouver  son siège de député de Yacoub El  Mansour, à Rabat. Il ne postulera pas  évidemment pour présider le groupe  parlementaire.

Mais s’en tiendra-t-il à  un mutisme total? Personne ne peut le  croire. Nul doute qu’il veillera à s’exprimer  en certaines circonstances, à  se démarquer à l’occasion du gouvernement et de sa majorité et, partant, à  donner de l’inconfort au Chef du gouvernement  de Sâad Eddine El Othmani  et à son groupe parlementaire.  Une différence pouvant s’apparenter à  un courant distinct, animé par les mécontents,  les déçus et tous ceux qui  se sentiront plus proches de Benkirane  que de la ligne El Othmani. En forçant  le trait, n’y aura-t-il pas une double cohabitation:  entre le nouveau chef de  l’Exécutif, El Othmani, et le bloc Akhannouch;  entre El Othmani et Benkirane  avec une dimension parlementaire et  partisane au sein du PJD? Une division  potentielle pour l’heure, mais qui peut  s’alimenter et se concrétiser avec de  nouvelles mesures du gouvernement.  Benkirane et tant d’autres se présenteront  alors volontiers comme les garants  des acquis sociaux et autres et ils  seront sourcilleux face à des initiatives  jugées incompatibles avec ceux-ci proposées  par Akhannouch et ses alliés.

Garants des acquis
Cela dit, une première interrogation  s’impose sans doute au départ: pourquoi  lui? Qu’est-ce qui justifie après tout  que l’on puisse s’attacher d’ores et déjà  à sa place et à son rôle éventuel dans  un avenir prévisible? D’autres Premiers  ministres –c’était évidemment avant la  nouvelle constitution de 2011– avec,  eux aussi, une belle carte de visite (Abderrahman  Youssoufi, Driss jettou et  Abbas El Fassi) ont achevé, eux aussi,  leurs mandats respectifs au rythme des  législatures (1997, 2002, 2007). Et, ils  n’ont pas rebondi ensuite… Mais le parallèle  avec Benkirane n’est guère pertinent  parce que le leader de la formation  islamiste est atypique, hors norme, un  phénomène à nul autre pareil. Pourquoi?

Son habileté manoeuvrière est réelle  même si elle n’est pas suffisamment relevée.  Coiffé en 2004 par Saâd Eddine  El Othmani pour la direction du PJD par  suite d’un véto du côté du Méchouar –  les attentats du 16 mai 2003 ont poussé  dans ce sens– il obtiendra sa revanche  en 2008 puis en 2012. Homme d’appareil,  de réseaux internes, suscitant les  loyautés et les fidélités, il a su s’entourer d’un précarré aspirant largement  les attributions des instances organiques.  Durant une quinzaine d’années  -de l’adhésion au MPDC de Abdelkrim  El Khatib, en 1996, jusqu’à 2011-, il a  eu le temps d’apprendre. Un premier  capital valorisé lors des dernières années  de Chef du gouvernement cumulant  dans le même temps les responsabilités  de secrétaire général du PJD.

L’illustration d’un populisme
Autre paramètre cumulatif: son équation  personnelle. Tout le monde le crédite  d’atouts exceptionnels: charisme,  communication, éléments de langage,  courage face aux interpellateurs et  contestataires de tout poil. Pour certains,  ce n’est qu’une illustration d’un  populisme revivifié que l’on retrouve  par ailleurs chez Hamid Chabat (Istiqlal)  ou encore Driss Lachgar (USFP)  mais en mode mineur. En tout cas, il  a rapidement fait fructifier ce capital  avec deux conséquences. L’une, c’est  qu’il a donné une plus grande visibilité  politique –et, le moment venu, électorale–  à son parti. Ce n’est pas prendre  un grand risque que de considérer  que le PJD n’aurait pas enregistré les  mêmes scores en 2011 ni en 2016 avec  un autre dirigeant.

Quant à la seconde conséquence, elle  a trait à son installation progressive  en tant qu’acteur politique central non  seulement dans le système partisan,  dans la majorité, mais aussi dans ce  que l’on pourrait appeler l’événementiel.  Un tel statut n’appartient qu’à lui.  Des leaders historiques comme Allal El  Fassi, Mehdi Ben Barka et Abderrahim  Bouabid relevaient d’une catégorie supérieure  pour des raisons historiques  connues. Mais tous ont évolué dans  un champ non stabilisé par suite d’un  rapport de forces avec la monarchie,  celle-ci ne présentant pas alors, à  leurs yeux, un cadre ni des règles de  jeu démocratiques. Benkirane, lui, est  éligible à une autre comptabilité: celle  de la Constitution de 2011.

Avec son parti, il a adhéré au “système”  issu du Printemps arabe d’il y  a six ans. Il en a même tiré le meilleur  profit puisque la direction du cabinet a dû lui être confiée par suite de l’effet  mécanique des dispositions de l’article  47 de la loi suprême qui, peut-être  pour ses auteurs, avait été prévu pour  une autre formation...

Des inconvénients majeurs
En tout cas, il a fallu appliquer ce texte.  Pour 2016, certains calculs retenaient  déjà une option différente, profitant au  PAM de Ilyas El Omari, devant se classer  alors au premier rang et bénéficier  à son tour… de ce même article 47. Une  ambition contrecarrée par les urnes le  7 octobre 2016, lors du scrutin relatif à la Chambre des représentants.

Géré durant cinq ans (2011-2016), avec  des hauts et des bas, pourrait-on dire,  des recadrages et des rappels à l’ordre  en différentes circonstances, le calcul  ne prévoyait pas un second mandat  de Benkirane allant alors jusqu’à 2021.  Pareille situation ne présentait en effet,  pour certains cercles de décision,  que des inconvénients majeurs. Une  popularité de Benkirane accrue durant  un nouveau quinquennat puisqu’il a su  opérer un doublé en forte progression  d’ailleurs le 7 octobre 2016 (125 sièges,  soit 31,60% des sièges, contre 107 et 27% en 2011). De nouveau, le verdict  des urnes ne pouvait que s’imposer. Et  le principe démocratique a prévalu une  seconde fois, S.M. le Roi nommant le  leader du PJD comme Chef du gouvernement  désigné.

Luttes intestines
A compter de cette situation, les  termes de l’équation politique intégrant  le PJD s’est compliquée. Fallait-il  que cette formation islamiste ait de  nouveau la haute main sur le gouvernement  durant cinq ans? Pouvait-on  s’accommoder du même Benkirane  jusqu’en 2021? Sur le papier, oui; de  fait, la contrainte aurait été très forte.  Pour le système de partis actuel tout  d’abord: le déséquilibre aurait été  trop marqué au détriment de partis  dits “administratifs” (RNI, MP, UC et  PAM) et de ceux issus du Mouvement  national (PI, USFP) épuisés, fourbus,  pâtissant tant de leur participation à  des gouvernements successifs (1998-  2011 et même jusqu’en 2013 pour le PI)  et minés de surcroît par des luttes intestines,  divisions et même des crises  profondes.

Pour le bon fonctionnement des institutions,  ensuite: la popularité de  Benkirane et, dans la foulée, de son  parti pesait sur certains équilibres; les  résultats des urnes en 2011 puis en  2016 cantonnait pratiquement, du fait  de l’article 47, le Roi au simple constat  arithmétique des résultats.

Différentiel de charisme
Si le Souverain pouvait bien avoir le  choix d’une personnalité “au sein” du  parti arrivé en tête, le processus verrouillé  par le PJD avait déjà préempté  par avance la nomination du seul  Benkirane, tant en 2011 qu’en 2016.  “Benkirane pour dix ans”! Si les urnes  ont bien tranché dans ce sens, il fallait  aussi découpler ce dirigeant de son  parti et réévaluer des termes de référence  aussi contraignants.

Pour autant, le Roi a tenu à donner, si  besoin était, des gages de respect du  choix des urnes et de lecture démocratique  de la loi suprême. Comment?  En annonçant dans un communiqué  officiel, le 15 mars, qu’il avait d’“autres  options” offertes tant par la lettre que  par l’esprit de la Constitution, mais  qu’il avait décidé de nommer une autre  personnalité du PJD -ce qui fut fait dès  le surlendemain, le 17 mars, en désignant  Saâd Eddine El Othmani, président  du conseil national du PJD et  ancien secrétaire général de ce même  parti (2004-2008).

Benkirane s’est alors trouvé devant  une situation qu’il n’avait pas prévue  et à laquelle il n’était point préparé. Il  n’était plus celui qui allait diriger de  nouveau le cabinet; il était supplanté  par l’un des dirigeants du parti, rival  historique et dont il ne partageait pas  beaucoup d’inclinations ni de sensibilités.  Tous deux –avec d’autres, tel  Mohamed Yatim– ont partagé les difficultés  et les combats du noyau dur de  la mouvance islamiste depuis les années  soixante-dix. Mais leurs tempéraments,  leurs rapports avec les autres  acteurs, leurs styles et méthodes de  communication et tant d’autres choses  pesaient sur leurs relations, sans oublier  le grand différentiel de charisme  et de popularité.

Benkirane est aujourd’hui plein d’amertume  avec une colère froide à peine  contenue. Il n’a pas admis que tant  d’obstacles aient été mis durant cinq  mois pour l’empêcher de former une  majorité. Pas davantage, il n’a accepté  ce qu’il a appelé la “décision surprenante”  de la vingtaine de membres du  secrétariat général d’intégrer l’USFP  dans la nouvelle formule majoritaire.  Qu’il n’ait pas pu obtenir une audience  royale le 15 mars pour rendre compte  de l’échec de sa mission l’a mortifié.  Le compromis accepté par El Othmani  et la majorité du secrétariat général le  contraint à se repositionner. Il a perdu  la face alors que cette même instance,  à l’unanimité, le soutenait dans son opposition  à la formation socialiste, tout  dernièrement encore. Les membres de  sa proche famille ont réagi pour souligner  son retrait “la tête haute”, voire  pour critiquer des attitudes “opportunistes“.  Dans certains rangs du PJD,  l’on a même parlé de “trahison”.

Retrait “la tête haute”
Que peut-il faire? Dans les prochains  mois, il achèvera son second mandat  de Secrétaire général du PJD. Se repliera-  t-il sur la présidence du conseil  national, fonction détenue par El Othmani?  Et, d’ici là, comment accompagnera-  t-il les premiers pas du nouveau  gouvernement? Soutiendra-t-il la gouvernementalisation  et la banalisation  de son parti, obligé de composer avec  un bloc de quatre partis soumis, à un  titre ou à un autre, à la direction de fait  de Akhannouch? Pourrait-il résister  à l’animation et à la promotion d’une  “différence” tournant à une “ligne”  moins favorable à un “deal” imposé,  participationniste, effeuillant peu  à peu l’identité de la mouvance islamiste,  dans ses valeurs et son projet  de société? Un casse-tête pour tout  le monde: pour lui, pour le PJD et ailleurs...

Lire l'interview de Abdelaziz Aftati

Articles similaires