À Bab Sebta, chaleureuses retrouvailles et avenir incertain

Le Maroc et l'Espagne rouvrent les frontières de Sebta et Melilia

Fruit de la réconciliation entre le Maroc et l’Espagne, la réouverture des frontières avec les enclaves de Sebta et Mélilia a provoqué des scènes de liesse. Mais si certains sont heureux d’avoir retrouvé leurs proches de l’autre côté, les travailleurs marocains autorisés dans les deux villes craignent pour leur avenir.

Lundi 16 mai 2022, à 23 heures passées d’une quinzaine de minutes. Un mouvement de foule inattendu perturbe le calme habituel de la nuit au niveau des frontières fictives entre le Maroc et le préside de Sebta, occupé par l’Espagne. Après 27 mois de fermeture, depuis le déclenchement de la pandémie du covid-19 en mars 2020, le poste-frontière de Bab Sebta s’ouvre pour permettre la circulation des individus et des véhicules. Tout au long des murs et des grillages séparant la ville occupée du territoire marocain, des femmes accompagnées de leurs enfants poussent des youyous de célébration, alors que les rires et les larmes de joie se mêlent pour témoigner du sentiment de joie générale qui anime les frontières après plus de deux ans d’attente. Deux longues années durant lesquelles des milliers de personnes ont dû supporter l’écrasant sentiment d’être séparées de leurs proches, pourtant vivant à quelques kilomètres les uns des autres.

“Ma famille à Fnideq m’attend pour un repas ce soir”, s’excite Abderrahman, un Espagnol d’origine marocaine vivant à Sebta, et dont les proches habitent à Fnideq, à moins de 20 minutes en voiture de l’enclave. Comme lui, nombreux sont ceux qui ne pouvaient pas, pour une raison ou une autre, gagner le Maroc par voie aérienne ou maritime, et se trouvaient obligés d’attendre la réouverture des frontières terrestres.

Une réouverture qui s’est d’ailleurs bien passée, malgré son caractère inopiné. Du côté marocain, les choses se passent de manière assez fluide, vu les conditions d’entrée moins strictes: il suffit de présenter un pass vaccinal valide, ou bien un test PCR négatif du covid-19. Mais au niveau de la police espagnole, le trafic est plus lent, alors que les barrières ont été ouvertes avec un retard de quelques minutes par rapport au côté marocain. Les agents espagnols prennent plus de temps afin de vérifier soigneusement les documents des personnes voulant accéder à Sebta. Car pour l’instant, seuls ceux disposant d’un titre de séjour dans l’Union européenne, ou d’un visa de l’espace Schengen, ont le droit d’accéder à Sebta et Mélilia. Un mesure qui ne passe pas auprès de nombreux résidents des villes marocaines limitrophes, qui avaient, jusqu’à la fermeture de 2020, le droit de se rendre dans les deux enclaves, uniquement en présentant leur carte d’identité.

Une fête humaine
La soudaine dynamique profite d’ailleurs aux chauffeurs de taxis, qui se sont rués sur le poste-frontière pour proposer leurs services aux personnes venant de Sebta et voulant se rendre dans les villes marocaines proches. Une véritable aubaine après une longue disette causée par l’effondrement de la contrebande dans la région et de toutes les activités qui y étaient liées. Mais si le transport des individus se passe de manière tout à fait normale, il n’est pas question de faire transporter de la marchandise dans les deux sens. Les autorités marocaines et espagnoles semblent bien déterminées à maintenir l’interdiction de toute forme de commerce informel entre les deux côtés. Selon des chiffres officiels espagnols, 6.000 personnes ont transité de et à Sebta et Mélilia en ce premier jour d’ouverture. Dans les détails, 3.268 personnes et 840 véhicules ont quitté l’enclave de Sebta, contre 1.580 personnes et 504 véhicules qui ont pris le chemin inverse.

Pour ce qui est de Mélilia, 1.584 personnes ont traversé la frontière, dont 1.449 ayant rejoint le Maroc depuis Nador. Alors que près d’un millier de voitures ont traversé la frontière dans les deux sens, dont 595 sont entrées depuis le Maroc. “Nous espérons que le climat positif actuel entre les deux pays durera. La crise nous a fait trop mal”, témoigne Soumia. Accompagnée de son mari et de ses deux enfants, cette quadragénaire s’est précipitée, le soir même, à Bab Sebta une fois qu’elle a eu vent de la réouverture- surprise des frontières. Et elle n’est pas la seule sur place à exprimer sa joie de la “normalisation” entre Madrid et Rabat.

Car même si la menace du covid-19 a été globalement enrayée depuis quelques mois déjà, à travers le monde entier, les frontières avec Sebta et Mélilia, l’autre préside occupé par l’Espagne, étaient restées fermées, alors qu’une profonde crise diplomatique sans précédent entachait les relations entre les deux pays, suite à l’hospitalisation du patron des séparatistes du Polisario dans un hôpital espagnol en mars 2020. Mais avec le retour à la normale enclenché par la lettre de Pedro Sanchez, adressée mi-mars 2022 au Roi Mohammed V, dans laquelle le chef du gouvernement de Madrid annonce, entre autres, le soutien clair de son pays à la position marocaine dans le dossier du Sahara, le retour du trafic entre les deux enclaves et le reste du Maroc n’était qu’une question de temps.

Mais cette réouverture tant attendue a apporté également son lot de déception et de colère. Notamment dans les rangs des Marocains détenteurs de permis de travail à Sebta et à Mélilia, dont le nombre avoisine les 3.600 dans chacun des deux présides, majoritairement des femmes. Ceuxlà avaient déjà subi de plein fouet les effets économiques et familiaux de la fermeture pendant deux ans, puisque certains parmi eux sont restés bloqués dans les deux présides sans possibilité de retrouver les leurs au Maroc, alors d’autres, qui ont eu la malchance de se trouver dans le côté marocain des frontières au moment de la fermeture, ont perdu leur travail et leur source de revenu.

Les “damnés” de la réouverture ?
Même si le gouvernement espagnol a affirmé que cette catégorie pourra, à partir du 31 mai 2022, accéder à Sebta et Mélilia en présentant le permis de travail seulement, sans devoir disposer d’un titre de séjour dans l’EU ou un visa Schengen, les travailleurs restent très méfiants. “J’ai à ma disposition des documents qui prouvent que cette annonce n’a aucune valeur. D’ailleurs la déléguée du gouvernement espagnol à Sebta a dit que nous allons avoir besoin d’un document signé par nos employeurs espagnols pour pouvoir accéder à la ville, et nous refusons cette mesure”, nous explique Chakib Marouan, secrétaire général des travailleurs légaux à Sebta et à Mélilia. Pour lui, la majorité des employeurs “refuseront de délivrer le document en question, car la situation actuelle les arrange, et leur permet d’éviter de restituer leurs droits aux travailleurs marocains”.

Actifs dans plusieurs secteurs comme la restauration, le tourisme ou encore les professions manuelles, ces travailleurs marocains s’interrogent sur le sort de leurs cotisations sociales et de l’impôt sur le revenu, de l’ordre de 24%, qu’ils payaient aux autorités de Sebta. “J’ai 49 ans, je travaillais là-bas depuis 17 ans maintenant. J’ai peur que mes cotisations ne servent plus à rien”, s’inquiète Abdeljalil, peintre en bâtiment dans la ville occupée, et installé actuellement à Tétouan. “Et puis tout le fruit de mon labeur est bloqué dans une banque espagnole là-bas et je ne sais plus quoi faire”, enchérit-il.

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