Ayad Lemhouer: "Dans le débat sur les langues d’enseignement, l’État devrait ignorer les courants idéologiques et se soucier de ce qui est dans l’intérêt des Marocains"

Entretien avec Ayad Lemhouer, Professeur universitaire à la retraite et acteur associatif dans le domaine du développement humain.

Alors que le ministère de l’enseignement multiplie les initiatives mettant en valeur l’anglais, la question des langues étrangères dans l’enseignement revient de nouveau. Le Maroc entame-t-il sa reconversion vers la langue anglaise? Éléments de réponse avec Ayad Lemhouer, professeur universitaire diplômé de prestigieuses universités américaines et britanniques, et acteur associatif dans l’éducation.

Un Bachelor en économie enseigné en anglais ouvert à la fac de Casablanca, et une émission d’enseignement de l’anglais lancée sur la radio nationale. Le Maroc commence-t-il à se tourner vers l’anglais aux dépens du français?
Pour le Maroc, il ne s’agit pas de se tourner vers l’anglais au lieu du français. L’anglais occupe depuis très longtemps la place de première langue internationale dans le monde. Le Maroc devrait un jour ou l’autre l’adopter, officiellement, non comme première langue étrangère, mais comme langue d’enseignement, aux côtés des langues maternelles des Marocains, à savoir l’arabe marocain, qu’on appelle Darija, et le tamazight pour faciliter les apprentissages et l’acquisition des connaissances.

Quels intérêts à passer à l’anglais comme langue d’enseignement?
Les intérêts sont évidents. Tout le monde les connaît. Malheureusement, nous avons été trop lents à nous en rendre compte, pour ne pas dire que nous avons été empêchés de nous en rendre compte par des politiciens qui prêchent le contraire de ce qu’ils pensent. Il suffit de voir l’essor considérable de certains pays du Moyen-Orient. Il faut être conscient qu’ils doivent leur progrès, non seulement au pétrole, mais aussi à l’anglais, qui est leur principale langue dans l’enseignement, dans la communication et dans les transactions.

Qu’est-ce qui pourrait empêcher ou ralentir un tel passage?
Je répète que je ne considère pas que c’est un passage du français à l’anglais ou de l’arabe classique à l’arabe marocain. Ça, c’est un autre sujet. Dans un pays multilingue et multiculturel comme le Maroc, chaque langue a sa place logique et naturelle, et chaque langue a sa fonction. Malheureusement, les places ont été interverties au cours des temps et au gré des idéologies et des rapports de forces. Il est temps que chaque langue retrouve sa place. Au Maroc, si telle est la volonté de l’État, rien ne peut empêcher l’adoption de l’anglais.

Il m’est déjà arrivé, il y a quelques années, d’exprimer quelques réserves sur l’utilisation de l’anglais comme langue d’enseignement. Pour moi, l’obstacle majeur qui pourrait ralentir l’adoption de l’anglais est le fait que nous ne disposons pas de suffisamment d’enseignants de matières scientifiques qui maîtrisent l’anglais. Je sais qu’une expérience a été tentée, il y a quelques années, dans des classes scientifiques pilotes, avec l’anglais comme principale langue d’enseignement. J’ignore ce qu’il en est advenu de ce projet.

Néanmoins, nous, Marocains, avons toujours fait preuve d’improvisation. Rappelons-nous les années 1970 quand l’arabisation a été imposée et que les enseignants, bien que formés académiquement et pédagogiquement en français, étaient obligés de donner leurs cours en arabe classique.

Est-ce qu’un changement pareil pourrait donner lieu à des tensions entre les défenseurs de chacune des langues?
Dans toutes les sociétés dynamiques, les tensions existeront toujours, même pour des futilités. On peut être anti ou pro quelque chose pour diverses raisons, avouées ou dissimulées. Cependant, il est faux de dire qu’on est «totalement» pro ou anti.

Pour ce qui est de l’enseignement, chacun a ses propres raisons pour défendre sa position. Les pro-français, parce qu’ils le maîtrisent vu leur parcours scolaire et professionnel. Les anti-français parce qu’ils trouvent des difficultés à l’utiliser vu la politique d’arabisation des dernières décennies. Les pro-arabe classique parce qu’ils s’inscrivent dans un courant idéologique déterminé et qu’ils continuent à refuser de lui reconnaître ses limites. Les pro-langues maternelles, à savoir le dialecte marocain et le tamazight, parce qu’ils se soucient de leur efficacité dans la transmission du savoir, qui est conditionnée par la facilitation de l’apprentissage aux apprenants.

Il faut donc trouver un compromis...
Ce n’est pas une question de compromis, surtout quand il s’agit de l’avenir du Maroc et des Marocains. Nous avons le devoir et l’obligation de prendre les bonnes décisions, ici et maintenant. Le Temps ne pardonne pas. L’État devrait ignorer les courants idéologiques et se soucier uniquement de ce qui est dans l’intérêt du Maroc et des Marocains. Le meilleur arbitre pour ces conflits devrait être la prise de conscience collective des Marocains, et le réveil de toutes et de tous d’une léthargie qui n’a que trop duré.

Le Maroc devrait aller de l’avant en s’inspirant des stratégies des pays qui ont réussi. L’État devrait faire de sorte à ce que les nouvelles générations soient hissées en tête du peloton au lieu de leur faire perdre leur temps à apprendre des grammaires et des vocabulaires dans diverses langues au lieu de les pousser à acquérir des connaissances, des savoir-faire, des savoir-être. Les Marocains n’ont pas besoin de multilinguisme improductif.

De même, nous devons cesser de répandre l’idée que les Marocains sont très doués pour l’apprentissage des langues étrangères. Ce n’est qu’un mythe né des souffrances de millions d’enfants qui, au lieu d’apprendre dans leur langue maternelle comment roule une voiture, ont obligés d’apprendre d’abord d’autres langues étrangères, lexiques, syntaxes, sémantiques, littératures, cultures, etc. Ils ne sauront jamais comment on fabrique une voiture.

De toutes les manières, tôt ou tard, les langues maternelles s’imposeront pour l’acquisition des savoirs, et la première langue internationale s’imposera pour s’améliorer, pour communiquer avec les autres, et pour devenir compétitifs.

Qu’en est-il des relations avec l’étranger, notamment les pays occidentaux comme la France et les États-Unis?
Même d’un point de vue géographique, l’adoption de l’anglais me semble personnellement un choix logique et naturel. Il suffit de consulter une carte du monde pour voir, si nous voulons bien regarder, que le Maroc est à l’intersection. Notre voisin de l’ouest, de l’autre côté de l’Atlantique, n’est autre que l’Amérique. Et notre voisin du nord, c’est le Royaume-Uni, via sa présence à Gibraltar.

Quoi qu’il en soit, l’anglais est déjà dans notre société, progrès numérique et références scientifiques obligent. Il faut nous rendre à cette évidence et oeuvrer dans ce sens, sinon l’avion qui va décoller nous laissera sur le tarmac.

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