La défaillance sécuritaire

Les actes barbares liés aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris ont été un séisme mondial. Ils conduisent à une appréhension différente du terrorisme jihadiste. Comment faire face? Les critiques n’ont pas manqué en France pour mettre en cause le peu d’efficacité de la lutte engagée par le gouvernement. Après l’état de sidération, le moment viendra-t-il où une réponse opératoire sera apportée pour éradiquer ce fléau? Jusqu’à présent, force est de relever que Daech n’était pas précisément désigné comme l’adversaire à combattre. Dans la généalogie du terrorisme, le phénomène particulier qui prévaut aujourd’hui a trait à deux “nouveautés”. La première est hybride, avec les gangs terroristes et le “lumpenterroriste” avec des moyens limités. La seconde nouveauté, c’est que les opérateurs ne sont plus importés de l’extérieur, mais nés ou vivant sur le sol des pays occidentaux ciblés. S’y ajoute un processus d’accélération activé et élargi grâce à l’incubateur Internet.
Nébuleuse terroriste
L’antiterrorisme s’est-il adapté à ces mutations? Aux États-Unis, une réflexion a été menée à ce sujet après le 11 septembre 2001. Elle a été culturelle en ce sens qu’elle a évalué le système sécuritaire en vigueur pour y apporter de grands changements. L’idée est d’agir avant les attentats, de partager les informations et d’identifier le centre de la nébuleuse terroriste. Un service de renseignement spécialisé dans l’antiterrorisme a été mis sur pied. Il présente cette particularité de faire travailler en commun policiers expérimentés, agents du renseignement, universitaires et chercheurs.
C’est là une gestion plurielle des terrorismes qui reste encore à la peine en France. Si le parquet antiterroriste à compétence nationale témoigne de son efficacité, l’antiterrorisme, lui, se distingue par un empilement de services: Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), Service central du renseignement territorial (SCRT), Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP), Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), Police de l’air et des frontières (PAF), Service de la protection des personnalités (SDLP), Fichier des signalés pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), État-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMPOPT), Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat). Depuis les attentats de janvier 2015 –Charlie Hebdo et Hyper kasher– ce dispositif a sans doute été largement réarticulé et remodelé avec la loi sur le renseignement et une plus grande coordination.
Mais ce qui s’est passé le vendredi 13 novembre témoigne encore de bien des insuffisances. La menace est en effet insaisissable et elle reste extrêmement difficile à prévenir dans toutes ses composantes. Et des dysfonctionnements subsistent dans l’action de la DSRI et de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Les moyens humains restent encore insuffisants. Les créations de postes annoncées par le Premier ministre, Manuel Valls, après les attentats de janvier 2015 – 1.400 à l’Intérieur, 950 à la Justice, 250 à la Défense – ne seront effectives qu’à la fin 2017.
Réactivité opérationnelle
Pareille situation a conduit à revoir le rôle des soldats déployés sur le territoire. Ainsi, 10.000 militaires ont été mobilisés depuis janvier dans le cadre de l’opération Sentinelle, relevée à son niveau maximum depuis le 13 novembre. Mais comment doit se faire l’emploi précis sur le terrain de ces renforts militaires? Face au terrorisme, quelle doit être la doctrine d’emploi de l’armée à l’intérieur des frontières? Faut-il la limiter à la garde statique devant les édifices, ce qui pose problème par rapport à ses modes d’action? Une force militaire permanente de 7.000 hommes a été mise sur pied; elle va passer à 10.000.
La force opérationnelle terrestre actuelle de 66.000 hommes chargée de la défense intérieure et des guerres à l’étranger va passer à 77.000 en 2016. Mais les armées n’auront pas, en tout état de cause, de mission d’ordre public –comme l’a dit un responsable militaire, “la tache de la guerre d’Algérie est indélébile”... Le Secrétariat général pour la défense et la sécurité nationale (SGDFSN) s’est penché sur cette question en étudiant une figure intermédiaire d’utilisation de l’armée “Urgence attentat” à mi-chemin entre Vigipirate –substitué par Sentinelle– et l’état d’urgence, proclamé d’ailleurs par François Hollande le 13 novembre. Des scénarios ont été mis au point: bouclage d’une frontière, prise d’otages, sites sensibles... Ce sont là trois missions qui doivent être remises à plat: la dissuasion appuyée par la réactivation de Vigipirate, la protection par le contrôle d’une zone et le renseignement, enfin la réactivité opérationnelle.
Dans le même temps, les attentats du 13 novembre ont mis en relief de nombreux ratés tant policiers que judiciaires, déjà relevés après ceux du 7 janvier. Les contrôles judiciaires imposés à certains prévenus ne sont pas respectés. Le fichage ‘S’ n’est pas très opérant. Le traitement des 11.000 fiches signalées reste insuffisant. La situation des 520 Français qui ont rejoint Daech en Syrie et en Irak n’est pas affinée.
Contourner la surveillance
Le cas de Omar Mostefaï, kamikaze dans les attentats de vendredi dernier est symptomatique de ces dysfonctionnements. Fiché ‘S’ depuis 2010, son passage en Syrie à partir de la Turquie a été signalé à deux reprises par les autorités d’Ankara à Paris, en décembre 2014 et en juin 2015 – sans suite... Si le renseignement technique est privilégié et qu’il s’est fortement amélioré –écoutes, données de connexion...– le renseignement humain reste laborieux. Tous les experts occidentaux ont sous-estimé la capacité de Daech à frapper l’Europe, sa sophistication, son ambition ainsi que sa projection géographique. Les cellules dormantes ne sont pas identifiées. Les communications opérationnelles des réseaux jihadistes peinent à être captées.
Les Américains soulignent à cet égard que l’État islamique (EI) a pratiquement basculé dans le “Web obscur” (Dark Web) pour contourner et éviter la surveillance. La Xbox serait ainsi utilisée par les jihadistes comme moyen alternatif de communication, poussant les Occidentaux à développer des algorithmes de décodage. Au plan diplomatique, les attentats du 13 novembre à Paris conduisent à un infléchissement des positions de Paris.
François Hollande, dans son discours devant le Congrès (Assemblée nationale et Sénat) réuni à Versailles, le lundi 16 novembre, a appelé à une grande coalition contre Daech. Un glissement? Plutôt un virage. Il a ainsi déclaré que le président syrien n’était pas –ou plus – “l’issue du conflit” et que “Notre ennemi, c’est Daech”. Des repositionnements ont également été relevés ailleurs: le tête-à-tête Obama–Poutine au sommet du G20 à Antalya (Turquie), le week-end précédant les attentats de Paris. Et leur engagement à intensifier leur coopération contre la menace jihadiste; le rapprochement du président russe avec David Cameron, Premier ministre britannique, par-delà les divergences sur le sort de Bachar Assad.
Il y a là une évolution significative par rapport aux positions respectives des uns et des autres. Jusqu’à présent, Washington et Paris poursuivaient deux objectifs parallèles, l’un étant de défaire Daech et l’autre de faire chuter le président syrien, présenté comme le principal responsable de la situation de chaos actuelle. L’option soutenue un temps en faveur de l’Armée syrienne libre (ALS) n’a pas tenu sur le terrain, marginalisant du coup le “Plan B” que pouvait présenter cette opposition modérée autour de l’ALS. C’est que deux forces majeures sont désormais partie prenante en Syrie, à savoir la Russie, qui s’est engagée militairement et sur le terrain pour soutenir Bachar El Assad; et l’Iran, engageant ses pasdarans aux côtés de l’armée syrienne.
Intérêts contradictoires
Le “ni-ni” (ni Bachar, ni Daech) soutenu avec beaucoup de rigidité par Paris n’a guère été probant. Sur le terrain, les résultats enregistrés sont médiocres; sur la scène régionale, l’implication de Moscou et de Téhéran est pesante et désormais incontournable dans toute recherche d’une solution politique. Ce n’est plus un compromis qu’il faut trouver sur le sort du président syrien mais une solution globale à l’État islamique. Mission impossible? Nombreux sont ceux qui le croient tant les intérêts en jeu sont contradictoires. Les frappes russes ne sont pas dirigées à 80% contre Daech; la Turquie privilégie la lutte contre les Kurdes; les monarchies du Golfe sont davantage obnubilées par la montée en puissance de l’Iran que par Daech. Plus d’une trentaine de pays sont impliqués dans cette guerre.
Comment arriver à une large coalition mobilisée autour d’objectifs communs avec des moyens appropriés et ce dans le court terme? Au reste, même si Daech était éradiquée, que faire pour neutraliser la menace terroriste existant dans d’autres foyers tels qu’en Libye, au Sahel, dans la Corne de l’Afrique, sans parler de ses prolongements divers en France et en Europe?.