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Affaire Brahim Saâdoun : Bons baisers de Donetsk

Âgé de 21 ans, le jeune Marocain Brahim Saâdoun a été condamné à la peine de mort le 9 juin 2022 par un tribunal de la soi-disant République populaire de Donetsk après avoir pris part au combat contre l’invasion russe de l’Ukraine. Le Maroc fait-il assez d’efforts pour le libérer?

Pas de participation aux votes du 2 et du 24 mars 2022 de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) condamnant l’invasion par la Russie de l’Ukraine; communication réduite au strict minimum, si ce n’est totalement absente, même à l’issu des entretiens loin pourtant d’être anecdotiques qu’a eus le 22 mars 2022 le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, avec ses homologues russe, Sergueï Lavrov, et ukrainien, Dmytro Kouleba, à qui le chef de la diplomatie reparlera également le 1er avril 2022: tout au long des quatre derniers mois, le Maroc a, in fine, fait des mains et des pieds pour ne pas avoir à s’impliquer plus qu’il ne le devrait dans le théâtre d’opération est-européen, bien que ses alliés occidentaux l’y poussaient de plus en plus -on rappellera à cet égard, le déplacement express du 8 mars 2022 de la secrétaire d’État adjointe américaine, Wendy Sherman. Mais voilà que la condamnation à mort de Brahim Saâdoun est venue tout balayer d’un revers de main.

Âgé de 21 ans, ce jeune Marocain natif de la ville de Meknès, dont le père est originaire de Safi, a, comme chacun le sait désormais, vu la soi-disant “République populaire de Donetsk”, une entité séparatiste qui revendique l’oblast ukrainien éponyme et que seule la Russie reconnaît, prononcer le 9 juin 2022 la peine capitale à son encontre suite à son arrestation à la mi-avril 2022 pour “activités mercenaires” et “actions visant à prendre le pouvoir et à renverser l’ordre constitutionnel”. Présumé membre de la 36ème brigade d’infanterie de la marine ukrainienne, lui ainsi que deux citoyens britanniques du nom de Aiden Aslin et de Shaun Pinner avaient été capturés par les Forces armées de la Fédération de Russie au cours du siège de la ville de Marioupol, finalement tombée le 20 mai 2022 après 85 jours. Selon des informations qu’il a lui-même données à la chaîne russe Russia Today, qui a diffusé une interview avec lui le 10 juin 2022, le lendemain de sa condamnation, M. Saâdoun était plus précisément actif dans le secteur de Pavlopil, un village situé à près de 25km de Marioupol.

Mort certaine
Dans cette même interview, il a également confirmé que, comme l’avaient déjà rapporté un certain nombre de médias, il s’était de lui-même rendu, voulant ainsi se donner “une deuxième chance” et avoir la possibilité de revoir “les personnes qu[’il] aime”: il faut dire que l’autre option était une mort certaine, étant donné que comme l’avait indiqué M. Aslin sur le réseau social Twitter le 12 avril 2022, juste avant que l’armée russe ne mette la main sur lui ainsi que sur MM. Saâdoun et Pinner, leur brigade ne disposait plus de munitions. Pour sa part, le père de M. Saâdoun, à savoir Tahar Saâdoun, qui se trouve être lui-même un ancien militaire et est aujourd’hui actif en tant que présentateur pour le journal électronique “Blanca Presse”, avait expliqué le 9 juin 2022 au journal électronique Alyaoum24 que son fils aurait été avec d’autres hommes en treillis en train de faire leurs courses dans un magasin alimentaire lorsque la propriétaire, une dame ukrainienne âgée accompagnée de sa fille, les aurait prévenus du danger qu’il y avait à rester sur place au vu de la localisation proche des soldats russes; suite à quoi M. Saâdoun, partageant son opinion, lui aurait demandé de l’aider afin de pouvoir s’extirper de la zone. La dame aurait accepté et serait intervenue pour que tous puissent quitter l’endroit sans être inquiétés, et deux jours plus tard elle aurait reçu une réponse positive: M. Saâdoun et ses compagnons n’auraient eu qu’à retirer leur treillis et à se rendre pour ensuite être laissés libres, sauf que la parole n’aurait pas été respectée et qu’ils auraient finalement été mis aux arrêts.

Ce qui ne contredit pas vraiment le récit donné par M. Saâdoun à Russia Today, mais il n’en reste pas moins qu’il est un élément troublant: s’il a donc confirmé que M. Saâdoun se trouvait bien en treillis à Marioupol, Tahar Saâdoun affirme toutefois que son fils y était plutôt en simple étudiant et non pas en tant que soldat. Comment cela? Selon Tahar Saâdoun, M. Saâdoun aurait été employé en tant que traducteur du fait qu’il maîtrise plusieurs langues -ce qu’a confirmé une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux où l’on découvre qu’en plus de l’arabe dialectal marocain et du berbère, qui sont ses langues natales, il parle aussi l’arabe standard moderne, le français, l’anglais, l’ukrainien et le russe- et n’aurait jamais signé de contrat pour s’engager au sein de l’armée ukrainienne.

Brigade d’infanterie de la marine
Et dans d’autres déclarations en date du 10 juin 2022 au journal électronique Hespress, Tahar Saâdoun avait également soutenu que c’est contre son gré M. Saâdoun avait été déployé à Marioupol. Mais pourquoi alors ce dernier a-t-il dit à Russia Today qu’au moment de son arrestation il était bel et bien en train de combattre au sein de la 36ème brigade d’infanterie de la marine ukrainienne, en donnant même les détails de sa rétribution mensuelle (de l’ordre de 30.000 hryvnia ukrainiennes, soit l’équivalent, selon les propres estimations de M. Saâdoun, d’environ 1.070 dollars)? A-t-il été forcé de tenir ce propos? On peut le croire, car si, dans la même interview, il s’est félicité du traitement “bon et bien meilleur” qui lui était désormais réservé par les autorités séparatistes de Donetsk, sous-entendu que ce n’était pas le cas avant.

A cet égard, une vidéo diffusée le 14 avril 2022 sur les réseaux sociaux avait montré M. Aslin avec des traces visibles de torture, deux jours après sa reddition, et rien n’écarte la possibilité que M. Saâdoun en ait lui-même fait l’objet et qu’il redoute désormais d’en être de nouveau la victime, en dépit du sourire de défi qu’il affiche dans de nombreuses photos et vidéos qui circulent de lui.

Technologies aérospatiales
En tout cas, Tahar Saâdoun semble désormais lui-même avoir un doute, puisqu’il dit dans l’interview qu’il nous a donnée que son fils s’était bien, pour des raisons financières, engagé dans l’armée. Autre point d’interrogation majeur dans cette affaire, si ce n’est le plus capital: M. Saâdoun a-t-il la nationalité ukrainienne? Tahar Saâdoun l’assure. Il explique que c’est en 2020 que M. Saâdoun aurait été naturalisé après avoir suivi une année de formation militaire pour pouvoir accéder à l’Institut des technologies aérospatiales de Kiev, la capitale de l’Ukraine. Ce qui impliquerait au moins deux choses: un, que M. Saâdoun, contrairement aux autres résidents marocains en Ukraine, n’avait vraiment pas le choix car comme tout citoyen ukrainien âgé de 18 à 60 ans il avait l’obligation légale de prendre les armes, comme décrété par les autorités ukrainiennes le 24 février 2022 au début de l’invasion russe; et deux, qu’il ne peut donc être coupable de mercenariat, et de toute façon, comme l’a souligné le 10 juin 2022 le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme dans sa réaction, “tous les hommes faisaient partie des forces armées ukrainiennes et (...) ne doivent pas être considérés comme des mercenaires”.

Mais il y aurait également une troisième chose et celle-ci concerne tout particulièrement le Maroc: que celui-ci pourrait plaider que du fait que M. Saâdoun a agi en tant que citoyen ukrainien et qu’il ne pourrait pas faire grand-chose pour lui. Et cela semble d’ailleurs la ligne de défense adoptée par les autorités marocaines, dans la mesure où, le 13 juin 2022, l’agence Maghreb arabe presse (MAP) a publié une dépêche soulignant, en citant “des sources de l’ambassade du Royaume à Kiev”, que M. Saâdoun a été “capturé portant l’uniforme de l’armée de l’État d’Ukraine, en tant que membre d’une unité de la marine ukrainienne”, que “dans ses déclarations, l’intéressé a confirmé s’être enrôlé, de sa propre volonté, dans l’armée ukrainienne” qu’“il a même indiqué disposer de la nationalité ukrainienne, information qui a été, par ailleurs, confirmée par son père”.

Ce qui voudrait dire que du moment que M. Saâdoun serait devenu ukrainien, il aurait cessé d’être marocain et que ce n’était plus vraiment l’affaire du Maroc: un raisonnement à tout le moins honteux qui, bizarrement, ne vaut pas pour la majorité des millions de Marocains binationaux qu’on appelle à chaque fois à continuer d’envoyer de l’argent au pays et qu’en tout cas le Royaume- Uni n’a pas fait sien, puisqu’en dépit du fait que M. Aslin soit ukrainien -il l’est devenu en 2021 après trois ans de service militaire-, le gouvernement britannique s’est engagé à faire “tout ce qui est en son pouvoir” pour le libérer lui ainsi que M. Pinner.

Plan médiatique
“Je condamne totalement la condamnation d’Aiden Aslin et de Shaun Pinner détenus par des proxys russes dans l’est de l’Ukraine. Ce sont des prisonniers de guerre. C’est un jugement fictif sans aucune légitimité. Mes pensées vont aux familles. Nous continuons à tout mettre en oeuvre pour les soutenir,” a notamment écrit le 9 juin 2022 sur Twitter le secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères, Liz Truss. Et ce qui ajouterait encore au scandale, c’est que, finalement, M. Saâdoun n’est possiblement même pas ukrainien et que l’information ne serait sortie et reprise par son père que pour lui éviter la condamnation à mort: ce n’est qu’en 2019, après son baccalauréat, que M. Saâdoun a pris le chemin de l’Ukraine, et il est techniquement impossible que dès 2020 il en ait obtenu la nationalité car il faut pour ce faire cinq ans de résidence et trois seulement dans les cas où le demandeur est marié à un citoyen ukrainien -M. Saâdoun est de toute façon célibataire- ou qu’il a servi dans l’armée, comme justement M. Aslin.

Les autorités marocaines savent-elles cela et ont-elles tenté d’elles-mêmes de vérifier si M. Saâdoun était vraiment devenu Ukrainien? Rien en tout cas dans la dépêche de la MAP précitée ne permet de le confirmer. Par ailleurs, c’est le silence radio absolu de la part du gouvernement, y compris M. Bourita, qui s’est excusé de ne pas pouvoir se présenter ce 14 juin 2022 à la Chambre des conseillers pour répondre aux questions à ce propos des élus de la seconde chambre.

De son côté, la soi-disant “ministre” des Affaires étrangères de Donetsk, Natalia Nikonorova, a révélé dans un communiqué relayé le 11 juin 2022 que le Maroc ne les avait pas contactés, et ceci explique peut-être une des phrases de la dépêche de la MAP du 13 juin 2022 qui avait mis en exergue le fait que M. Saâdoun “se trouve actuellement emprisonné par une entité qui n’est reconnue ni par les Nations unies ni par le Maroc”, signifiant éventuellement qu’elle était là la raison pour laquelle le Royaume n’avait pas pris d’initiative. Au plan médiatique du moins, M. Saâdoun continue de trouver du soutien auprès de ses amis ukrainiens, qui dans de nombreuses déclarations l’ont notamment dépeint comme étant “un gars brillant et enthousiaste, rêvant de la technologie du futur et de la façon dont il pourrait changer les choses”.

Bien entendu, le Maroc n’a pas à assumer les actes de tous ses citoyens et on peut comprendre la gêne diplomatique qu’il puisse avoir à chercher une porte de sortie à M. Saâdoun -à supposer qu’il ait essayé-, mais y a-til vraiment une plus grande gêne que celle d’avoir laissé mourir un de ses ressortissants sans avoir consenti les efforts suffisants pour l’empêcher?.

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