A travers les pages de votre roman, "Le Bastion des Larmes", transparaît, entre amour et vicissitudes du passé, un personnage complexe. Youssef, aux prises avec une société conservatrice qui le rejette, tente tout de même de s’accrocher à la vie. Quel type de destin avezvous voulu donner à voir au lecteur ?
L’écriture d’une manière générale parle toujours d’un monde précis, et ce monde est celui que l’écrivain porte en lui d’une manière à la fois extrêmement consciente et inconsciente. Je suis né à Rabat en 1973. Mes parents ont déménagé de l’autre côté du Bouregreg, lorsque j’avais 2 ans. Toute ma vie marocaine s’est déroulée dans la ville de Salé, dans le quartier de Hay Salam, parmi les pauvres. L’essentiel de ce qu’est la vie, le goût de la vie s’est passé là pour moi. "Le Bastion des Larmes" ne peut se concevoir que dans cet univers. Je fais partie des écrivains qui veulent approfondir le regard qu’ils portent sur leur monde propre. Mon roman me permet de décrire ma ville, ses habitants, tout en retraçant son passé historique.
L’homosexualité de Youssef est un grand tabou. Cette différence suppose une violence sociale au quotidien. Estce une volonté de votre part de mettre en lumière cette problématique mal acceptée dans la société marocaine ?
Cela fait plus de 20 ans que j’essaie de mettre la lumière sur le traitement injuste que la société marocaine réserve aux homosexuels et aux LBGTQ+ en général. Dans tous mes livres précédents, il y a le désir de dire le monde de Salé et, en même temps, à l’intérieur de celui-ci parler des minorités. C’est ce qui me motive. L’homosexuel que la société ne veut pas voir. Je fais en sorte dans mon livre que ces gens soient au centre de mes romans et non pas reclus comme les autres voudraient les voir. Le Maroc continue de criminaliser les LGBTQ+. Ces derniers vivent une réalité très dure et la loi n’évolue malheureusement toujours pas.
Youssef, le personnage de votre roman, nous dit-il quelque chose de vous, de votre destin personnel ?
Je ne veux pas écrire de la fiction ou s’étaler sur des choses qui ont lieu à des milliers de kilomètres de ma réalité. J’ai appris la transgression à Salé, j’ai appris à écrire à Salé. J’ai vu ma mère M’barka, que Dieu ait son âme, se battre pour construire notre maison... Mon écriture est personnelle, non pas dans un sens autofictionnel. Il y a en vérité plusieurs mondes. Le Bastion des Larmes est un roman qui parle principalement des soeurs. Youssef me ressemble par certains traits, certes. Cependant, Youssef me dépasse, il est le prolongement de cet Abdellah Taïa. Ce que je ne fais pas dans la vraie vie, lui, il l’accomplit dans la littérature...
Le titre de votre roman renvoie à la bataille de Salé de 1260. Comment interpréter ce choix à caractère historique ?
La ville de Salé est une ville de résistance. Rabat n’était qu’une banlieue de Salé au 16e et 17e siècles. En terme de légitimité historique, Salé en possède davantage. C’est une ville extrêmement complexe. Rabat croit qu’elle domine Salé. Or, c’est une illusion. Concernant le titre, je suis allé à la veille ville de Salé pendant la confection de mon livre. Il y avait une plaque qui rappelait la bataille de Salé de 1260. Et le mot en arabe m’a bouleversé. « Bourj Adoumou ». Un épisode historiquement très fort mais qui reste méconnu. Cette partie de la vieille muraille de la ville est presque diluée dans le quotidien des Salétins. C’est là que je me suis dit que l’intrigue devait se dérouler. Tout devait cheminer vers ce lieu emblématique.
Que répondez-vous à ceux qui critiquent vos livres, pointant le fait que vous évoquez souvent les mêmes thématiques ?
Ce que j’ai à répondre c’est que moi, à chaque fois que je sors un livre, je me rends compte des choses que je n’ai pas réussi à dire. Je trouve en moi la motivation pour un prochain livre afin d’approfondir le monde que je porte en moi. Malheureusement, au Maroc, la figure de l’écrivain est celui qui énonce des phrases grandioses, trop académiques, posé, dans l’imitation de certains grands écrivains. Il y a une écriture inscrite quasiment dans la chair de la vie marocaine. Je viens de cette école. Certes j’ai fait des études de langue française, des mémoires sur Proust, Maupassant, etc. mais cela n’a influencé en rien mon univers. Je m’en fous de Victor Hugo et des autres grands écrivains. J’écris sur ce que j’estime être pertinent pour moi. Ce qui reflète le plus fidèlement mon univers. Une forme de littérature engagée si vous voulez. Ce que les autres disent m’importe peu.
"Le Bastion des Larmes" figure dans la première sélection du prix Goncourt. Comment avez-vous accueilli cette nouvelle ?
C’est un miracle ! je ne sais pas si vous vous rendez compte. Il y a plus d’une soixantaine de livres qui sortent à la rentrée de septembre. C’est une reconnaissance extraordinaire. Franchement, ça me donne de l’espoir. Je suis très heureux et évidemment ému. Je viens d’un monde très pauvre. La vie fut difficile à Paris. Il a fallu batailler pour obtenir la carte de séjour, trouver du travail. Les gens pensent que parce que je suis à Paris, je mène la belle vie. Non, je vis dans un petit appartement et j’avais toujours cette volonté d’écrire des livres et d’aller jusqu’au bout de mes ambitions. J’accueille la nouvelle comme une belle récompense de ma détermination.
BIO EXPRESS
Abdellah Taïa est né à Rabat en 1973. Il est l’auteur de plusieurs romans aux Editions du Seuil, dont : « L’armée du salut », « Une mélancolie arabe », « Le jour du roi » (Prix de Flore 2010), « Infidèles », « Un pays pour mourir », « Celui qui est digne d’être aimé », « La vie lente » et « Vivre à ta lumière ». Il est également le réalisateur de deux longs-métrages : « L’armée du salut » (2014) et « Cabo Negro » (2024).