Interview "Idées & débat"

Abdellah Abou Awad : « Aucun média au monde n'est à l'abri de l'influence des puissants »


Abdellah Abou Awad, professeur des sciences politiques


Récent auteur d’une étude sur les intrications qu’il peut y avoir entre les médias d’un côté et le pouvoir politique de l’autre, Pr Abou Awad nous en dit plus dans cet entretien qu’il accorde à Maroc Hebdo et dans lequel il formule le voeu qu’au Maroc soit mis en place une véritable stratégie d’influence médiatique à même de promouvoir les intérêts supérieurs nationaux à l’international.

Il y a quelques mois, vous avez fait une étude sur le rôle de la presse dans la prise de décision politique. Comment en êtes-vous venu à étudier cette question ?

Comme vous le savez sans nul doute, l’influence de la communication et l’impact de la presse dans la prise de décision politique sont connus. Cela passe par ce que l’on peut appeler les quatre phases, à savoir la définition de la problématique, la définition des moyens pour y faire face, le choix du type d’information à mettre en valeur et l’exécution de la décision. Les moyens de communications ont un rôle dans l’élaboration et l’enrichissement de la culture politique du citoyen. C’est le premier moyen par lequel l’information parvient au consommateur, même si je n’aime pas trop ce terme.

C’est également le premier véhicule permettant, d’une part, d’enrichir les connaissances du citoyen, mais surtout les confronter et permettre au lecteur, si on se limite à la presse écrite, d’acquérir une certaine expertise et une certaine maîtrise des situations politiques en garantissant un avis. C’est ainsi que l’opinion publique est façonnée, et là nous ne sommes pas en train de juger si c’est positif ou négatif. Les moyens de communication sont également, d’une certaine manière, un outil à la disposition du décideur politique pour avoir l’information vérifiée et sûre avant de prendre telle ou telle décision. Enfin, à mon avis, les médias permettent aux systèmes et aux régimes politiques de guider et d’influencer l’opinion publique à travers ce qu’ils lui donnent comme informations dans un cadre défini par le décideur politique ou par les puissances qui ont leur mot à dire. Mon livre dont vous faites référence s’est basé sur le rôle de la chaîne Al-Jazeera dans la chute de certains régimes arabes. Cela m’a interpellé à plus d’un titre.

Pensez-vous que les médias publics jouent le même rôle dans l’élaboration d’une opinion publique réceptive de la décision politique ?

Votre question me donne l’occasion de rappeler certains éléments que j’ai évoqués dans mon livre. A savoir comment un pouvoir politique peut s’appuyer sur les médias pour réaliser ses objectifs. Pour cela, il lui faut des médias puissants, publics ou au service de la politique officielle. Al-Jazeera a pu, à travers ses émissions, façonner ou instrumentaliser une opinion publique arabe et a conduit dans certains pays (Égypte, Tunisie,…) à faire tomber des régimes. Dans les années 1960 et 1970, les États-Unis se servaient de petits journaux dans des pays asiatiques ou africains pour publier certaines informations. Lesquelles informations, reprises par des journaux américains et européens, deviennent des événements et peuvent donner lieu à des décisions politiques contre tel ou tel régime africain, sud-américain et j’en passe. Dans le monde arabe, les médias publics n’ont pas de réel impact sur l’opinion publique, d’où le recours à des médias non-officiels.

Mais il y a une autre perception des choses, à savoir que ce sont les acteurs politiques qui se servent des médias pour préparer telle ou telle décision politique…

La relation est de type dialectique, si je me permets l’expression. Ce n’est pas une relation one-way. Le décideur politique sait que sans les médias, sa décision n’aura pas l’effet escompté, et l’homme de presse, s’il n’a pas la confiance et le contact de l’homme politique, du décideur, se retrouve à la marge. C’est pour cette raison que les institutions publiques et les instances élues ont leur chargé de communication. Et les journaux ont des journalistes accrédités dans certaines institutions. C’est à travers cette dialectique entre le décideur et les médias que l’opinion publique est façonnée et que le citoyen est informé.


C’est à travers le feedback que lui transmet son conseiller en communication que l’homme politique ou l’homme d’affaires ajuste ses prises de position et ses décisions. Dans ce contexte se pose la question essentielle: les médias sont-ils indépendants ? On ne peut répondre de façon catégorique, tellement la frontière est poreuse et tellement le lien entre homme public et média est étroit. Les journaux indépendants, par rapport aux partis politiques, ont, certes, une certaine marge de manoeuvre. Ceci dit, en Occident, l’homme politique a depuis des lustres saisi l’importance et l’impact des médias, sans lesquels son action n’a aucune valeur. Dans des pays comme le Maroc, ce n’est pas toujours le cas, alors que la presse est là pour que le décideur explique et défende ses choix.

Des chaînes comme Al-Jazeera, autour de laquelle s’article votre étude, a été accusée de servir des agendas politiques. Un mot à dire à ce propos ?

C’est certain qu’Al-Jazeera sert un agenda politique. Celui du pouvoir qatari. Du fait que j’ai réalisé une étude/livre assez détaillé sur cette chaîne, je peux dire qu’elle n’est indépendante par rapport à certains événements que lorsque le décideur politique au Qatar le veut. Autrement dit, la chaîne dépend dans sa ligne éditoriale de ce que veut le pouvoir au Qatar. Et ce, malgré les dénégations des officiels qataris, qui disent qu’Al Jazeera n’est pas la chaîne officielle de Doha. Il faut dire qu’aucun média au monde n’est à l’abri de l’influence des puissants, qu’ils soient politiques ou économiques.

Actuellement, on a vu comment les médias occidentaux se sont unis autour d’un seul et même message : Israël victime du Hamas. En tant qu’expert des médias, qu’est-ce que cela vous inspire ?

Comme je viens de vous le dire, les puissants ont leur influence et leur mot à dire sur le plan médiatique. Ils servent tout un chacun son propre agenda. Les médias occidentaux sont détenus à plus des trois quarts par le lobby pro-israélien. Lequel lobby agit en France, en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux États-Unis de manière assez puissante. Même si cela ne veut pas pour autant dire qu’il s’agit d’une politique d’État, il y a lieu de relever que les représentants de ces lobbys sont bien installés dans tous les rouages de ces Etats et peuvent donc influencer sur les décisions politiques prises. On ne doit pas non plus oublier que certains dirigeants occidentaux sont eux-mêmes convaincus par la politique israélienne et font tout pour la défendre.

Que faut-il pour que les médias au Maroc aient le même impact que des médias occidentaux par exemple ? S’agit-il d’une question uniquement de moyens ?

La première des choses à souligner, et cela sans exagération aucune, est que le Maroc dispose de ressources humaines lui permettant de réaliser une révolution médiatique, voire un véritable miracle dans ce domaine. Les moyens techniques de dernier cri, on peut les avoir à faible coût. Donc la qualité du produit médiatique, quel que soit son genre, réside dans les personnes, les professionnels du secteur à titre personnel et collectif.

Ce qu’il faut à mon humble avis, c’est un dialogue national réunissant les professionnels des médias, les académiciens, les hommes politiques, les acteurs économiques, entre autres pour élaborer un plan d’action des médias marocains pour mieux informer l’opinion publique nationale et pour mieux défendre les intérêts supérieurs de notre pays. Pour cela, il faut que les départements ministériels soient plus ouverts et que les pouvoirs publics ne voient pas le journaliste comme un ennemi. La méfiance ne doit pas être de mise, mais plutôt une forme de confiance et une relation constructive qui n’empêche pas le journaliste de critiquer le personnage public.

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