Depuis le séisme du 8 septembre 2023, ce sont différentes lames de fond qui animent le Maroc, Etat et société, qui sont en train de se révéler au grand jour et qui, par là même, confirment le caractère bien particulier du Royaume, aussi bien à l’interne que dans l’image qu’il renvoie à l’extérieur. C’est ce que, dans cette interview qu’il nous accorde, tente de décrypter Pr Abdellah Saâf.
Cette année, la rentrée politique a coïncidé avec le tremblement de terre de la région d’Al-Haouz. Quelle lecture en faites-vous?
D’abord, il y a lieu de dire que malgré toutes les avancées technologiques et techniques, la maîtrise des catastrophes naturelles (séisme, inondations, feu de forêt, etc.) reste très limitée. Nous avons tous vu quelle a été la situation dans des pays autrement puissants que le Maroc lorsqu’ils étaient confrontés à ce genre de situation (le feu au Canada, le déluge en France ou encore le séisme en Turquie). Pour ce qui s’est passé au Maroc ce 8 septembre 2023, c’est un tremblement de terre d’une magnitude assez élevée -7 sur l’échelle de Richter. Normal qu’il y ait eu des pertes humaines et des dégâts matériels importants. Comme je viens de le dire, personne et aucun instrument ne peut prévoir un séisme, encore moins sa force. Mais ce qui est intéressant à relever c’est la grande capacité de l’Etat marocain à se mobiliser et à se déployer pour faire face aux effets de la catastrophe. Une capacité qui s’est développée ces dernières années de manière impressionnante. Les exemples ne manquent pas.
A quels exemples faites-vous allusion?
Depuis le début des années 2000, dans certaines régions l’hiver est devenu plus rigoureux, avec un froid inhabituel. L’Etat a vite fait de sortir un plan grand froid et déployé des moyens dont nous ne soupçonnions pas l’existence, et cela a bien marché. La machine de lutte contre le froid est aujourd’hui bien rodée. On l’a vu aussi lors du déclenchement de la pandémie de Covid-19. L’Etat a bien fonctionné et a pu maîtriser les effets dévastateurs de la crise, aussi bien sur le plan humain que sur le plan économique. De l’avis de tout le monde, y compris des observateurs internationaux, la réactivité de l’Etat au séisme a été d’un grand professionnalisme. Pas de chaos et pas de débandade comme cela a été le cas dans d’autres pays autrement puissants.
Pour revenir à la rentrée politique, comment sera-t-elle selon vous impactée par le séisme?
Rien que pour le projet de loi de finances, toutes les données de base seront bien évidemment à revoir. La rentrée politique et sociale est chamboulée, mais il ne faut pas se concentrer uniquement sur le factuel et omettre les vraies questions de fond. J’ose dire qu’à quelque chose malheur est bon, en ce sens que le séisme nous renvoie l’image de ce Maroc profond qui est délaissé et marginalisé. La région d’Al-Haouz par exemple est une belle région, et les villages détruits par le tremblement de terre font partie du patrimoine culturel du pays. C’était beau à voir et cela attirait une certaine catégorie de touristes. Mais rien n’a été fait pour leur accessibilité. Certes, le Maroc a beaucoup évolué en termes d’infrastructures (autoroutes, routes nationales, ports, aéroports, etc.) mais les voies de communication avec des régions montagneuses par exemple sont à développer.
Le séisme d’Al-Haouz est un révélateur de l’ampleur du travail à mener et de l’immensité de la tâche à accomplir. C’est du lourd, comme on dit. L’élaboration d’un plan de reconstruction en un temps record suite à la séance de travail présidée par SM le Roi est un signe que l’Etat prend réellement les choses en main et que la voie de restructuration de la région d’Al-Haouz est tracée.
Justement cet État, on a l’impression qu’il prend plus de place par rapport au gouvernement, qui, comme on le sait dans le contexte marocain est à séparer de l’administration, le cœur même de la continuité des pouvoirs publics. Est-ce un constat que vous partagez également?
En tant qu’observateur, je dois dire que pendant les moments de crise (comme durant la pandémie, ou maintenant avec le tremblement de terre), l’Etat se renforce et se consolide. Il a la maîtrise du terrain. La circulation de l’information est fluide à travers un maillage territorial bien rodé.
Le programme de reconstruction d’Al-Haouz et des autres régions touchées par le séisme fait partie des projets stratégiques à caractère structurant et ne relève pas de la seule compétence du gouvernement, qui sera amené à assurer l’exécution. C’est également le cas pour le projet d’énergie solaire et éolienne; c’est le cas pour l’autoroute de l’eau, ou, enfin, pour ce qui est de la formation professionnelle. Ce sont des chantiers engageant l’Etat dans toutes ses composantes.
Quid des partis politiques et des syndicats? Pour certains, ils ont clairement, eux, été aux abonnés absents…
Il faut dire que le champ d’action des partis et des syndicats est ailleurs. Nous sommes pratiquement dans le cadre de l’élargissement des attributions de l’Etat. Le déphasage entre la centralité de l’Etat et des partis politiques a toujours existé, et le fossé se creuse davantage au détriment de ces derniers. Mais je ne peux présager de rien pour ce qui est de l’évolution des choses et de l’impact que cela aura sur la réarticulation du système politique marocain. L’Etat, à la façon d’une toile d’araignée, élargit ses domaines d’intervention et se renforce grâce à un événement comme le séisme. Ce n’est pas nouveau; c’est historique au Maroc, la centralité de l’Etat. Il ne faut pas oublier qu’en même temps, l’Etat gère aussi les autres adversités: l’Algérie, avec le dossier du Sahara marocain et la tournée de Staffan de Mistura, l’envoyé personnel de l’ONU (Organisation des Nations unies); la crise avec la France, etc. Une gestion que l’on ne peut que saluer.
Vous faites allusion à la France. Vous pensez quoi de ce qui s’est passé avec elle tout au long de cette période post-séisme?
Je dirai qu’il y a un malaise certain, mais qui ne touche pas les fondamentaux. La France a proposé son aide pour les opérations de secours. Le Maroc n’a pas donné suite. Le Maroc est un Etat souverain et il peut accepter l’aide de qui il veut. Il n’y pas de polémique à nourrir là-dessus. Le président français, Emmanuel Macron, avait dès le début de son mandat fait le choix de privilégier l’Algérie. Mais est-ce à dire que cela ait eu un quelconque impact sur les rapports entre l’Etat français et le Maroc? Absolument pas. On a vu les élus français, les hommes politiques, les acteurs économiques, tous du côté du Maroc. De l’extrême gauche française (Jean-Luc Mélenchon, par exemple) à l’extrême droite (Marine Le Pen et Eric Zemmour), le Maroc et le soutien au Maroc est le seul sujet qui fait l’unanimité en France. Ce sont des lames de fond et non des postures de conjoncture. Peut être que l’Elysée est obligé de faire les yeux doux à l’Algérie pour des raisons évidentes liées aux hydrocarbures. Mais le fait est que la relation entre le Maroc et la France est plus profonde qu’on peut le croire. Quand j’ai entendu l’ancien président français Nicolas Sarkozy dire qu’il aurait aimé être natif du Maroc, cela résume tout. Quand on voit la mobilisation de la société française, cela est réconfortant.
Cette sympathie des Français envers le Maroc, et cela à tous les niveaux, elle est tout de même curieuse, non?
Il n’y a pas de secret. La relation entre le Maroc et la France est forte et elle est surtout et avant tout humaine. Les Français connaissent les Marocains, et inversement. Il y a des épiphénomènes de racisme ou je ne sais quoi. Mais l’Etat français est avec le Maroc. La société française est avec les Marocains et la mobilisation que nous avons vue ces derniers jours partout en France est unique en son genre. C’est pour cette raison que personnellement, je veux mettre l’accent sur cet aspect positif, cette image réconfortante de la France, et non me focaliser sur des prises de position liées à la conjoncture.
Au Maroc aussi, on l’a vu cet élan de solidarité. Vous en avez pensé quoi?
La société civile marocaine s’est mobilisée comme jamais. Un dynamisme à saluer. C’est un signe de la vitalité de la société marocaine. Maintenant, l’Etat doit mener en toute transparence les chantiers de reconstruction et redonner confiance aux gens avec une communication circonstanciée. Sur le long terme, l’Etat doit savoir opérer de l’autolimitation. En l’absence de partis politiques puissants, l’Etat ne doit pas se substituer à tout le monde. La société civile a sa marge de manœuvre et les partis politiques ont leur rôle à jouer l