
En 2009, les éditions Grasset, en France, publiaient un ouvrage intitulé N’espérez pas vous débarrasser des livres. Il s’agit d’un entretien fleuve réalisé par le journaliste Jean-Philippe de Tonnac avec l’écrivain Jean-Claude Carrière et le regretté professeur universitaire Umberto Eco, qui vient de nous quitter en février 2016. Comme l’indique son nom, l’opuscule avait pour principal objet d’étude le livre, dans sa variante en papier en l’espèce. Sa conclusion? Les supports en cellulose, avance Eco, sont appelés à perdurer, car comme des fanas de musique cherchent encore à grossir leur collection de vinyls, des inconditionnels ne se suffiront jamais de l’e-book et voudront toujours prolonger l’expérience tactile de la lecture. D’ailleurs, au siècle des autoroutes de l’information dématérialisées, des passionnés, certes confidentiels, continuent de garnir leurs étagères d’incunables, ces livres imprimés au premier siècle de la machine inventée par Johannes Gutenberg (avant 1501 est la date généralement admise).
L’étude, présentée au mois d’avril 2016 par le cabinet de marketing et de sondages LMS-CSA sur la pénétration, l’audience et le profil du lectorat de la presse au Maroc dresse un constat sans fard: on lit de moins en moins la presse papier dans le “plus beau pays du monde”. C’est la Fédération marocaine des éditeurs de journaux (FMEJ), qui rassemble la grande majorité des patrons du secteur dans le Royaume, avec l’appui du ministère de la Communication, qui a confié le soin de conduire ladite étude à LMS-CSA. Dans le détail, seules les personnes âgées de 61 à 65 ans consultent en priorité la presse papier pour s’informer.
Chez les 26-40 ans, celle-ci vient même en quatrième position. Les média électroniques, c’est indéniable, dominent désormais largement. On le voit, chez les 15 ans et plus, 57% consultent uniquement la presse électronique. Ce pourcentage augmente même à 73% chez les 15-24 ans. Seuls 26% lisent les deux. Le public à s’informer uniquement via le papier est de seulement 17%. Là encore, il s’agit en majorité de personnes âgées de 60 ans et plus (60% de cette catégorie d’âge ne lisent que le papier).
En gros, c’est grâce au troisième âge qu’un média comme Maroc Hebdo arrive encore à exister. Pourquoi, alors, les plus jeunes ont-ils abandonné le papier? LMS-CSA cite, parmi les éléments négatifs relevés par son échantillon, le retard de l’information dans la presse imprimée, un média qui n’attire pas, un format pas du tout pratique pour la plupart des titres. Certes, des efforts sont sans doute à mener à ce niveau par certains supports. Mais encore?
Sans doute la montée en puissance de la presse électronique est-elle symptomatique de l’époque. Comme le relevait, en 2013, le sociologue et philosophe Hartmut Rosa dans son opus Accélération (éditions La Découverte), nous vivons au temps de la grande vitesse, comme c’est le cas des fameux trains dont le chantier est actuellement en cours au Maroc. Nous voulons, aussi rapidement qu’on le peut, consommer, et c’est là, d’ailleurs, que le web offre un privilège sans commune mesure dans l’Histoire de l’humanité: l’information se trouve, désormais, à portée de clic, et en quantité surabondante au surplus, au point que d’aucuns dénoncent “l’infobésité” procédant du développement du réseau Internet.
Mais en contrepartie, nous ne prenons plus vraiment le temps de développer une véritable réflexion autour de l’actualité -le sociologue Pierre Bourdieu raillait, dans les années 1990, les “fast thinkers” (les penseurs rapides, en langue anglaise) faisant légion dans le landernau médiatique français. Ceci étant, tant qu’il y aura des adeptes du papier, n’espérez sans doute pas vous débarrasser de nous.