Hicham Oudghiri. L'homme qui valait des milliards

En moins d’une décennie, Enigma est devenue une des plus grandes entreprises technologiques des Etats-Unis. A sa tête, Hicham Oudghiri, “Marocain d’abord”, selon ses termes.

Le rendez-vous est fixé une dizaine de jours à l’avance, à l’heure près. «14h marche pour vous?» Hicham Oudghiri n’est, contrairement aux apparences, pas horloger, mais patron d’entreprise. Et pas n’importe laquelle: en quelques années seulement, Enigma s’est fait un nom comme une des plus grosses boîtes de la Silicon Alley, équivalent new-yorkais de la Silicon Valley, la grande technopole californienne. Son crédo? Chercher de l’information «at scale», c’est-àdire partout où elle est se trouve, et essayer d’en décrypter, en utilisant différents algorithmes, le sens profond -dans le jargon de l’informatique, on appelle cela du data mining (exploration de données).

Exemple: quel impact a eu, aux Etats-Unis, le dernier shutdown sur l’économie? En effectuant diverses opérations, à partir d’un maximum de données, on peut calculer la réponse au centième près. Enigma l’a d’ailleurs fait en octobre 2013 après qu’un autre shutdown ait paralysé pendant 16 jours le gouvernement fédéral; ce qui lui avait valu un retweet de Barack Obama himself: le président américain de l’époque s’était servi du travail de M. Oudghiri pour prouver que le blocage, dû à ses opposants du Parti républicain et plus précisément à ses membres issus du mouvement du Tea Party, se répercuterait en milliards de dollars de pertes.

Marge de profit
«Un grand moment», pour M. Oudghiri. «Que l’homme le plus puissant de la Terre fasse mention de ce que vous faites, c’est inoubliable, » confesse-t-il. Inoubliable surtout si l’on sait tout ce que le jeune trentenaire -il a soufflé sa trente-quatrième bougie le 11 janvier- a dû éprouver pour y arriver. «Cela n’a pas été évident,» se remémore-t-il, dans une darija impeccable -de temps en temps mâtinée d’anglais, cela va de soi-, au téléphone, enfin venu le moment de notre rendez-vous. «Au début, tout le monde nous disait d’abandonner, d’essayer de trouver un travail, que nous n’y arriverons jamais. Je peux vous dire que Marc (DaCosta, son ami et associé à la tête d’Enigma) et moi avons cravaché pour tenir le coup. En attendant de pouvoir vivre de notre projet, nous avons fait toutes sortes de petits boulots: on allait par exemple dans des magasins où on pouvait acheter toutes sortes de produits bon marché, que nous revendions par la suite, avec une marge de profit, sur Ebay. Nous avons aussi fait du développement web, en créant des sites pour d’autres. Pour vous donner une idée, au moment où on a fait notre première levée de fonds (de 815.000 dollars, en avril 2012, ndlr), on n’a même pas encore de bureau.»

Potentialités inexploitées
Mais le moins que l’on puisse dire est que M. Oudghiri a eu raison de prendre son mal en patience: valeur aujourd’hui, Enigma pèse plus de 750 millions de dollars (près de 717 milliards de centimes) et emploie une centaine de personnes. Selon le bihebdomadaire de référence Forbes, des sociétés comme BlackRock, PayPal ou encore American Express sont très intéressées par ses services et seraient prêtes à payer un million de dollars par an pour en bénéficier: normal que M. Oudghiri dispose d’un agenda aussi scrupuleux.

Pour autant, ce dernier nous dit voir encore plus loin. «Je considère qu’Enigma n’en est qu’à ses débuts et qu’elle peut monter plus haut,» s’extasie- t-il. Et aussi, en même temps, en faire profiter son pays d’origine. «Je n’oublie bien sûr pas le Maroc,» assure-t-il. Ainsi, Enigma devrait cette année inaugurer son premier bureau dans le Royaume, dans la ville de Casablanca.

Pour la société, il s’agit en même temps de s’ouvrir sur l’Afrique, dont les potentialités seraient, selon M. Oudghiri, inexploitées. «Vous savez, si nous avions eu l’idée d’Enigma en 2019, nous l’aurions probablement lancée au Maroc,» confie-t-il. «Aujourd’hui, les compétences, en termes d’ingénierie, sont prodigieuses. Vous direz qu’en tant que Marocain, je suis subjectif, mais je sais très bien ce que je dis.» À l’entendre, on croirait que M. Oudghiri a vécu toute sa vie au Maroc; tant d’attachement ne laisse pas deviner qu’il n’y a passé que quatre ans au total: ses deux premières années, puis à la fin des années 2000, après que BMCE Bank l’ait engagé en 2008 pour manager différents projets axés sur les énergies renouvelables en Afrique, dans le cadre d’un partenariat scellé par la banque de Othman Benjelloun avec la Banque mondiale. «Mon père, qui était responsable financier à la RAM (Royal Air Maroc), s’était vu proposer à la fin des années 1980, un poste à New York, et c’est comme cela que je me suis retrouvé, enfant, aux Etats- Unis,» raconte-t-il. Natif de la ville de Kénitra, M. Oudghiri passe donc la majeure partie de son enfance outre-Atlantique.

Une période de sa vie pas forcément heureuse, puisque sa mère doit lutter contre un cancer; raison d’ailleurs pour laquelle la famille s’éternise sur les bords de la Hudson River. «Mais maintenant tout va bien, hamdoullah,» rassure-t-il. Au milieu des années 1990, M. Oudghiri père est muté à Paris, et c’est ainsi qu’à 10 ans l’actuel PDG d’Enigma entame une nouvelle vie dans son troisième pays déjà. Dans la Ville lumière, il étudie dans une école bilingue, francophone- anglophone, ce qui lui permet de manier à la perfection aussi bien la langue de Faulkner que celle de Molière, en plus de la darija, la langue de la maison. «Même si nous vivions depuis tant d’années à l’étranger, nous ne nous sommes jamais départis de notre marocanité,» explique M. Oudghiri.

Passions de toujours
«D’ailleurs, aujourd’hui, je continue de me considérer d’abord en tant que Marocain.» Bac en poche, M. Oudghiri reprend, en 2003, le chemin des Etats-Unis, dont lui et ses parents avaient acquis la nationalité pendant leurs années new-yorkaises. C’est d’ailleurs dans la Grosse Pomme qu’il prend ses quartiers, en poussant la porte de l’Université Columbia pour des études en mathématiques et philosophie.

«C’est mes passions de toujours,» détaille-til. Mais surtout, à Columbia, M. Oudghiri fait la rencontre de M. DaCosta. Entre les deux hommes, le courant passe et donne plus tard naissance, au tournant des années 2010, à Enigma. «C’est mon meilleur ami,» nous déclare M. Oudghiri. Ce dernier décroche en 2006, après trois ans seulement au lieu des quatre habituels, sa licence, et quand l’opportunité de faire partie de BMCE Bank se présente, il ne la rate pas, tant il avait souhaité des années durant pouvoir apporter au Maroc. «Ce fut, franchement, une belle expérience, avec des gens formidables,» commente M. Oudghiri.

En même temps se déclare, partout dans le monde, la crise financière. Avec M. DaCosta, M. Oudghiri se demande comment, avec tant de données disponibles, les responsables ont pu rater le coche: c’est à partir de là que commence à germer l’idée d’Enigma. Le reste fait partie de l’histoire. L’histoire justement, M. Oudghiri est déterminé à continuer de l’écrire, peu importe le temps que cela prendra. Mais qu’on prenne bien le soin de fixer rendez-vous avec lui, car du temps tout de même, il faut d’abord en consacrer à son rêve....

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