Le général Ahmed Gaïd Salah : si puissant, si vulnérable

Le chef d’état-major est devenu, par touches successives depuis cinq ou six ans, l’homme qui tient le sort présidentiel de Bouteflika entre ses mains. Jusqu’où ira-t-il dans sa loyauté au président malade?

Un stratagème de Abdelaziz Bouteflika voulant mourir au palais Mouradia sans avoir à briguer un cinquième mandat. Mais voulait-il un nouveau mandat? Dès l’été 2018, ses proches avançaient que lui-même ne le souhaitait pas. Voire!

Un sentiment profond? Un sondage de ses interlocuteurs pour les exposer ensuite à des sanctions? De fait, ne pas briguer formellement un cinquième mandat, ce n’est pas à ses yeux renoncer au pouvoir, c’est seulement ne pas retourner aux urnes, même si ce n’est qu’une formalité. Une procédure pratiquement sans risque sans doute, mais tellement contraignante physiquement avec sa santé de plus en plus déclinante: dépôt personnel de sa candidature devant le Conseil constitutionnel, cérémonie publique de prestation de serment et d’investiture, etc.

Un message clair
Tout cela, le général Ahmed Gaïd Salah ne l’ignorait pas. Mais il tenait, lui, à ce que le calendrier soit maintenu et que le scrutin présidentiel se déroule bien à la date arrêtée, à savoir le 18 avril 2019. Les événements se précipitent alors avec le message de Bouteflika, le 3 mars, à l’occasion du dépôt de sa candidature. L’économie générale de ce texte est la suivante: une conférence nationale après l’élection présidentielle; une nouvelle Constitution consacrant la «Nouvelle République»; un modèle de développement plus équitable; la priorité à une politique en faveur des jeunes; un mécanisme indépendant d’organisation des élections; enfin, une élection présidentielle anticipée. Il s’engage aussi à ne pas être candidat à la prochaine élection présidentielle. Les manifestations populaires se multiplient alors, à Alger et dans d’autres villes, pour dénoncer le cinquième mandat de Bouteflika.

Deux jours plus tard, le chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, dans un discours à l’académie militaire de Cherchell, menace ses concitoyens. Il traite ainsi de «forces malintentionnées jalouses de la stabilité et de la paix qui règnent» ceux qui sont derrière les manifestations. Il a déclaré aussi que l’ANP (Armée nationale populaire) prendra, comme toujours, ses responsabilités pour que la stabilité du pays soit irréversible: «Le peuple ne gâchera pas la paix dont il jouit. La sécurité acquise sera davantage renforcée. L’ANP va continuer à maîtriser tous les instruments relatifs au maintien et au renforcement de cet acquis». Et d’ajouter que le peuple, quant à lui, doit «savoir comment se comporter dans ce contexte particulier que traverse le pays». Un message clair de menace et de répression. Une semaine auparavant, il faut rappeler que cette tonalité avait déjà été exprimée en réaction aux réseaux sociaux hostiles à la candidature de Bouteflika en les qualifiant de «douteux» et en traitant même les Algériens d’«égarés»... Mais voilà que s’opère un changement de ton, le 10 mars, avec cette nouvelle déclaration à l’Ecole militaire de Rouiba: «Le peuple et l’armée partagent la même vision de l’avenir» avant d’ajouter que «l’Algérie et l’armée son fières de leur peuple». De quoi s’interroger sur cette nouvelle position: pressions américaines et françaises pour respecter le droit de manifester du peuple algérien, mobilisation et réaction des manifestants…

Mais jusqu’où ira-t-il dans sa loyauté à Bouteflika? Si l’on veut souligner, d’un côté, qu’il a mis l’armée au service de Bouteflika, président à vie, il reste à se demander les éventuelles atténuations de cette position de principe. Il a sans doute, par comparaison à une situation qu’a connue l’Algérie à la fin 1991, plus de latitude d’action que le général Larbi Belkheir, alors ordonnateur et architecte du système et ministre de l’Intérieur. Ce dernier devait composer en effet avec d’autres hommes forts, des généraux comme lui et à la tête de départements opérationnels nationaux (Khaled Nezzar, chef d’état-major; Mohamed Lamari, commandant en chef des forces terrestres; Mohamed Médiène Toufik, patron du DRS; et Abbas Ghezaeil, à la gendarmerie). Et c’est précisément sur la base d’un accord arraché à ses pairs que Larbi Belkheir a pu pousser le président Chadli Bendjedid à démissionner le 11 janvier 1992. Ce même général a d’ailleurs récidivé en 1998, dans un processus comparable, pour arriver à faire agréer la candidature de Bouteflika à l’élection présidentielle d’avril 1999.

Comment se présente aujourd’hui, au vu de tous les rebondissements des derniers jours et des dernières semaines, la position du général Ahmed Gaïd Salah? Il est connu qu’il était opposé à une proposition formulée, voici près de trois mois, visant le report de l’élection présidentielle, la prolongation du mandat de Bouteflika et la convocation d’une conférence nationale devant se traduire par l’annonce de grandes réformes.

Cette idée avait été mise en avant par un parti de l’Alliance présidentielle, Tajamou Amal El-Jazair (TAJ) présidé par Amar Ghoul, ancien ministre (2012-2016). Mais c’est le Mouvement de la société pour la paix (tendance islamiste), créé en 1990 par Mahmoud Nahnah et auquel ont succédé Aboudjerra Soltani puis Abderrazak Makri, qui avait formulé auparavant un agenda dans ce sens.

Depuis l’indépendance en 1962, les termes de référence de la politique en Algérie ont ce premier crédo: la place et le rôle de l’armée. Elle est l’ossature du régime, par-delà les multiples séquences institutionnelles traversées. Elle fait et défait; sa légitimité autoproclamée en fait le régulateur final. Ce schéma s’est également retrouvé et vérifié depuis l’élection de Bouteflika à la tête de l’Etat en avril 1999.

Un général «éradicateur»
L’armée, donc, mais ce qui est nouveau depuis une bonne dizaine d’années, c’est le statut particulier dont bénéficie au sein de cette institution un homme, le général Ahmed Gaïd Salah. Dans la précédente conjoncture de crise que connaît le pays voisin, il faudra bien, quel que soit le cas de figure à envisager ou à faire prévaloir, appréhender des pistes de «normalisation» à terme. Il faut bien distinguer ici entre la position de l’armée et celle de ce chef d’état-major, vice-ministre de la Défense nationale. Celles-ci ne se recoupent pas vraiment. C’est qu’en effet ce dernier est devenu par touches successives depuis cinq ou six ans, l’homme qui pratiquement tient le sort présidentiel de Bouteflika entre ses mains. Il est arbitre et même arbitre-chef. Il a pour lui, à la différence de ses pairs, une expérience de terrain. Il a rejoint l’ALN en 1957, à 17 ans, avant d’intégrer l’ANP et de suivre ensuite une formation en artillerie à l’Académie militaire de Vystrel (Moscou). Dans sa promotion, il faut citer le futur général de corps d’armée Ben Ali Ben Ali, nommé en 2015, à la tête de la Garde républicaine.

Homme de terrain, classé parmi les généraux «éradicateurs», avec Mohamed Lamari et Khaled Nezzar, il se distingue en tant que commandant des forces terrestres dans la lutte antiterroriste au cours des années quatre-vingtdix. Il a fait son chemin et accentué sa proximité avec le président Bouteflika, depuis une quinzaine d’années. Il succède au général Lamari, alors chef d’état-major, -qui voulait le mettre à la retraite- en 2004 par suite de l’hostilité de ce dernier à un deuxième mandat présidentiel de Bouteflika. Depuis, il lui voue une reconnaissance indéfectible: «Je serai au service du moujahid Bouteflika jusqu’à la mort!». Il est son homme lige, soutenant avec ferveur les partisans des troisième, quatrième et aujourd’hui cinquième mandats.

Le point d’explosion
Il a consolidé sa position éliminant des profils pouvant être rivaux. Les généraux mis à la retraite sont nombreux. Tel Rachid Benyelles, commandant en chef de la marine de guerre. Il s’était opposé en 2013 au général Mohamed Médiène, dit Toufik, patron du Département de renseignement et de sécurité (DRS), qui a succédé à l’ex-sécurité militaire (SM), à la suite de l’AVC de Bouteflika. Il est devenu un pilier ainsi du quatrième mandat en 2014. En septembre 2015, il fait mettre en prison le général à la retraite Hocine Benhadid pour des déclarations publiques à ses dépens. Il en profite pour faire voter une loi régissant le devoir absolu de réserve des militaires. Il étend sa mainmise sur l’appareil sécuritaire. Il saisit ainsi l’affaire des 701 kilos de cocaine saisis à Oran, fin mai 2018, pour mettre sous son emprise directe la tutelle de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA); l’ex-DRS est démantelé.

La rivalité avec le général à la retraite Abdelghani Hamel trouve avec la prise de cocaïne dans la rade d’Oran un point d’explosion. Le général Hamel, proche de la famille du président, patron de la DGSN, est arrêté. Le clan présidentiel autour de Saïd Bouteflika se retrouve en tête-àtête avec le général Ahmed Gaïd Salah. L’option de sa mise à la retraite est retenue mais elle n’arrive pas à une concrétisation.

Au cours de l’été 2018, l’enquête sur le trafic de cocaïne est conduite au pas de charge par le DCSA; elle conduit au limogeage du patron de la gendarmerie puis de six généraux chefs de région ainsi que de directeurs centraux du ministère de la Défense. Le 14 octobre 2018, c’est au tour de cinq généraux-majors et d’un colonel des plus influents et des plus anciens d’être écroués pendant quelques semaines.

Le peuple mobilisé
Les interprétations de toutes ces mesures ne sont pas univoques. La thèse de leur proximité avec le principal suspect dans le trafic de cocaïne, un importateur de viande du Brésil, un certain Kamel Chikhi, surnommé «Kamel le boucher», est généralement considérée comme farfelue; de même, celle d’un réseau de narco-terrorisme ou encore d’espionnage et d’influence. Une autre interprétation retient plutôt l’idée d’une sanction d’un «front de l’intérieur de l’armée» hostile à un cinquième mandat présidentiel. Le fait est qu’aucune tête ne peut désormais dépasser celle d’Ahmed Gaïd Salah, qui a réussi à faire le vide au sein de la haute hiérarchie militaire et à se positionner ainsi en force, le moment venu, dans une option d’arbitrage politique.

Ambitieux, le patron de l’armée l’est assurément. Sera-t-il tenté de s’inspirer du modèle égyptien et de se présenter comme un Sissi algérien? Pourra-t-il fédérer les décideurs, au sein du clan présidentiel, de l’appareil sécuritaire et des milieux d’affaires, pour une nouvelle candidature présidentielle à terme, autre que celle de Bouteflika?

S’il est évidemment attaché à la «continuité» du système, arrivera-t-il à proposer un candidat consensuel? Quel scénario aura-t-il la possibilité et la capacité de mettre en avant comme solution transactionnelle en dernière instance? Il est sans doute l’homme le plus puissant aujourd’hui dans l’Algérie de Bouteflika de ce début de 2019. Mais que pourra-t-il faire de cet atout, temporaire d’ailleurs, alors que la dynamique politique et contestataire a désormais fait place à un nouvel acteur, un peuple mobilisé pour recouvrer sa dignité et sa pleine citoyenneté?

Il est la clé majeure d’un dénouement politique dans tel ou tel sens. Mais s’il a en mains la solution, il est aussi en même temps -et de plus en plus- le problème: que faire de lui en tout état de cause?

Articles similaires