Est-ce la fin du Hirak ?

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La lourde condamnation des activistes du Rif suscite la colère de la société civile


L’État semble toujours incapable de trouver la solution aux mouvements de protestation nés en octobre 2016 à Al-Hoceima.

L’épicentre de l’agitation sociale qui secoue depuis plusieurs mois le Maroc reprend sa place à Al-Hoceima, après avoir notamment oscillé entre la ville de Jerada, dans la région de l’Oriental, et les médias sociaux, par l’entremise de la campagne de boycott qui vise depuis le 20 avril 2018 les sociétés Afriquia, Centrale Danone et Sidi Ali. La ville rifaine, déjà coutumière des tremblements de terre, ceux-là physiques, a prêté le flanc dans la nuit du mardi 26 au mercredi 27 juin 2018 à un séisme autrement politique, après la condamnation de cinquante-trois activistes du Hirak ach-chaâbi (mouvance populaire, en langue arabe) à des peines cumulées de 308 ans de prison ferme.

Ces activistes, qui comptent notamment parmi eux Nasser Zafzafi, leader de ce mouvement de protestation né en octobre 2016 suite à la mort accidentelle d’un poissonnier broyé par un camion de ramassage d’ordure pendant qu’il tentait de récupérer sa marchandise saisie par la police, ont notamment été reconnus coupables d’atteinte à la sécurité intérieure de l’État, de tentatives de sabotage, de meurtre et de pillage et de réception de fonds, de donations et d’autres moyens matériels destinés à mener et à financer une activité de propagande à même d’attenter à l’unité et la souveraineté du Royaume par la chambre criminelle de la cour d’appel de la ville de Casablanca, qui les jugeait depuis le 23 octobre 2017.

Dans une de ses premières réactions aux médias, Me Mohamed Karrout El Hoceini, avocat de la partie civile, a estimé que les peines prononcées à l’encontre des activistes accusés étaient «légères». «Il y avait plusieurs actes. Il y en a qui ont commis cinq-six crimes. Troisquatre crimes, trois-quatre délits», a-t-il justifié. Ce n’est cependant pas l’avis de tout le monde; au contraire, beaucoup de parties ont trouvé le dénouement du procès sévère, pour ne pas dire inique en ce qui concerne des organisations comme le mouvement islamiste d’Al-Adl Wal Ihsane, qui avait pris part le 11 juin 2017 dans la ville de Rabat à une marche de soutien aux activistes qui avaient jusqu’alors été arrêtés.

Chez les principaux partis politiques représentés au parlement, le Parti authenticité et modernité (PAM), deuxième force politique au sein de l’institution législative, a par la voix de son secrétaire général Hakim Benchamach, originaire du Rif et lui-même prisonnier politique au milieu des années 1980, exprimé ses «vifs regrets» quant aux condamnations, tout en mettant la responsabilité de la situation sur le compte des «retards flagrants» enregistrés par le gouvernement dans la mise en oeuvre des projets lancés dans le Rif. Même son de cloche de la part des partis dits «nationalistes», à savoir le Parti de l’Istiqlal (PI), l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et le Parti du progrès et du socialisme (PPS), qui n’y voient pas une décision de nature à faire revenir le calme dans la région. Visiblement gêné aux entournures, le Parti de la justice et du développement (PJD), principal parti du gouvernement, a d’abord laissé le ministre d’État chargé des Droits de l’Homme et ancien ministre de la Justice et des Libertés, Mustapha Ramid, s’exprimer en son nom, en entrouvrant l’espoir d’une condamnation «plus juste» en appel. «L’affaire sera rediscutée devant la chambre criminelle d’appel constituée de cinq juges censés disposer de plus de compétence et d’expérience que leurs collègues de la phase de première instance», a-t-il défendu, dans une déclaration transmise aux médias par son cabinet le lendemain de la condamnation des 53.

Tremblement de terre politique
Le gouvernement a lui-même repris cet argumentaire à l’issue de son conseil hebdomadaire du 28 juin, en excipant de l’indépendance du pouvoir judiciaire et par conséquent du fait que l’Exécutif ne soit pas autorisé à intervenir. Les activistes, qui continuent à clamer leur innocence par rapport aux chefs d’accusation retenus à leur encontre, se refusent cependant pour l’instant à faire appel; du moins à en croire le père de Nasser Zafzafi, Ahmed Zafzafi, qui a fait le tour de plusieurs pays européens ces derniers mois pour défendre la cause des détenus du Hirak. Les deux députés de la Fédération de la gauche démocratique (FGD), Omar Balafrej et Mostafa Chanaoui, proposent, par l’entremise d’un texte de loi qu’ils ont déposé le 29 juin, d’amnistier les activistes, comme la Constitution le permet -article 71-; encore faut-il, ceci dit, que leur initiative trouve un écho auprès des autres parlementaires. Beaucoup en appellent au roi Mohammed VI alors que se profile, le 30 juillet 2018, la Fête du Trône. À la même occasion l’année dernière, le Souverain avait gracié cinquante-huit activistes, dont la chanteuse Salima Ziani Silya.

Cahier revendicatif
Le refera-t-il cette année? Quand bien même il ne s’est pas prononcé au sujet des événements du Rif depuis justement son discours du Trône du 29 juillet 2017, où il avait pris à partie la classe politique, coupable de «se retranche derrière le Palais» dès lors que «le bilan est décevant», Mohammed VI doit suivre de près les dernières évolutions sur le terrain, et notamment la mise en oeuvre du programme de développement spatial de la province d’Al-Hoceïma, Manara al-Moutawassit, qu’il avait lancé en novembre 2015 dans la ville de Tétouan et dont nombre de projets étaient inclus dans le cahier revendicatif du Hirak. Pas moins de quatre ministres avaient d’ailleurs été limogés le 23 octobre 2017 par le Roi, à savoir le ministre de l’Éducation nationale, Mohamed Hassad, celui de l’Aménagement du territoire national, Mohamed Nabil Benabdellah, celui de la Santé, El Houcine Louardi, et le secrétaire d’État chargé de la Formation professionnelle, Larbi Bencheikh, et cinq autres anciens ministres du gouvernement Abdelilah Benkirane (Rachid Belmokhtar Benabdellah, Lahcen Haddad, Lahcen Sekkouri, Mohamed Amine Sbihi et Hakima El Haïti) s’étaient vu notifier la non-satisfaction du Souverain pour les dysfonctionnements enregistrés. Aux dernières nouvelles, le taux de réalisation de Manarat Al-Moutawassit atteint 94,97% des engagements financiers fixés avant le 31 décembre 2018, selon le gouverneur de la province d’Al Hoceima, Farid Chourak.

Risque d’escalade
Tant que les activistes du Hirak sont emprisonnés, l’État donne cependant l’impression de donner des coups d’épée dans l’eau. Dès lors que la nouvelle des condamnations s’est ébruitée, plusieurs manifestations ont éclaté dans les diverses provinces rifaines, surtout celle d’Al-Hoceima. Dans cette dernière province, seize personnes ont été arrêtées et déférées devant le parquet suite à des affrontements avec les forces de l’ordre, aussi bien à Al-Hoceima qu’à Imzouren, distante d’une vingtaine de kilomètres.

Il faut dire que le risque d’une escalade au Rif demeure prégnant, tant les fantômes des manifestations de l’année dernière continuent de hanter les esprits. À Imzouren notamment, une marche s’était terminée, en mars 2017, par l’incendie d’un poste de police; incendie qui vaut d’ailleurs en partie à M. Zafzafi et à son mouvement leur condamnation, puisqu’ils en ont été tenus responsables, bien qu’ils disent n’y être aucunement liés.

Les autorités avancent surtout que des organisations séparatistes rifaines basées en Europe, à l’instar du Mouvement du 18-septembre, pourraient essayer de surfer sur les protestations pour servir leurs propres desseins. Elles avaient d’ailleurs demandé, le 25 juin 2017, l’extradition du fondateur de ce mouvement, en l’occurrence l’ancien député PAM Saïd Chaou, qui vit depuis 2010 aux Pays-Bas, dont il porte également la nationalité, après avoir fui le Maroc en raison de son implication dans des affaires d’assassinat et de trafic de drogue; la justice néerlandaise avait refusé, au mois de février 2018, d’accéder à cette demande d’extradition. Plusieurs activistes du Hirak sont eux-mêmes accusés d’être séparatistes.

Les partis prenant part à l’actuelle majorité n’avaient pas hésité à jeter l’anathème sur eux, à l’issue d’une réunion tenue au siège du ministère de l’Intérieur en mai 2017. S’en était suivie une manifestation monstre à Al-Hoceima, où la population avait clamé haut et fort son attachement à sa marocanité. Plusieurs ministres s’étaient, quelques jours plus tard, rendus dans la ville pour une opération réconciliation, sans permettre de mettre fin à la contestation. Ce n’est qu’après l’interruption, le 26 mai 2017, par M. Zafzafi d’un prêche du vendredi hostile au Hirak, et de la rafle qui s’en était suivie à l’encontre des activistes, que le calme est quelque peu revenu, non sans heurts épisodiques.

Opération réconciliation
La dernière grande manifestation remonte au 20 juillet 2017, qui avait notamment connu la participation de plusieurs membres de la diaspora. Dans une lettre adressée le 5 juillet 2017 à l’opinion publique rifaine, M. Zafzafi avait soutenu que ses objectifs étaient purement socio-économiques et culturels, jamais politiques; propos qu’il a réitérés tout au long des 84 séances qu’a duré son procès et celui des cinquante-deux autres activistes détenus avec lui dans la prison civile de Casablanca Oukacha, où ils avaient été écroués après avoir été entendus par la brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ). Les juges n’ont cependant pas été convaincus.

Outre les 53 de Oukacha, plusieurs autres dizaines d’activistes ont été condamnés. Au total, le nombre de peines distribuées atteint 1.029 ans. Des organisations comme l’Association marocaine des droits humains (AMDH) ou, au niveau international, Amnesty ont demandé la libération des détenus, de même que plusieurs personnalités publiques non partisanes. L’ancien porte-parole du Palais royal, Hassan Aourid, a, dans une tribune, estimé que l’actuelle approche était de nature à approfondir la fracture entre le pouvoir central et le Rif, et qu’au contraire l’État devrait capitaliser sur la dynamique insufflée par S.M. le Roi Mohammed VI à sa montée au Trône, avec notamment la fameuse visite qu’il avait rendue en novembre 1999 dans la région, où il avait été chaleureusement accueilli par les populations locales. Quelle qu’en soit l’issue, le Hirak semble en tout cas appelé à marquer l’histoire contemporaine du Maroc...

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